Le cheval de Troie
sais où se trouvent l’arc et les flèches d’Héraclès. Dis-moi, quelles sont nos chances ?
— En près de dix ans, je n’ai reçu de Lesbos aucune nouvelle, dit Ulysse en se levant lentement.
— On m’a rapporté que Philoctète était mort, répondit Idoménée d’un ton triste.
— Philoctète ? Mort ? s’esclaffa Ulysse. Les morsures de douze vipères ne suffiraient pas à le tuer. Je crois qu’il est encore à Lesbos. Il nous faut essayer, seigneur. Qui enverras-tu là-bas ?
— Diomède et toi. Vous étiez ses amis. S’il a jamais gardé un bon souvenir de nous, ce sera grâce à vous. Embarquez-vous immédiatement pour Lesbos et demandez-lui l’arc et les flèches qu’il a hérités d’Héraclès. Dites-lui que nous lui avons gardé sa part de butin et que nous ne l’avions pas oublié.
— Un jour ou deux en mer ! Quelle excellente idée ! s’exclama Diomède en s’étirant.
— Il faut aussi nous préoccuper de Néoptolème, ajoutai-je. Il ne sera pas ici avant une lune, au moins – si le vieux Pélée accepte !
— Ne t’en fais pas, seigneur, je m’en suis déjà occupé. J’ai envoyé chercher Néoptolème, il y a plus d’une demi-lune, me dit Ulysse en se retournant sur le pas de la porte.
Moins de huit jours plus tard, la voile safran du navire d’Ulysse réapparut à l’horizon. Le cœur battant, j’attendais sur la plage. À supposer qu’il fût encore vivant, Philoctète, qui se trouvait à Lesbos depuis plus de dix ans, ne nous avait donné aucune nouvelle. Et jamais nos messagers n’avaient pu le trouver.
Ulysse, debout à la proue, nous saluait gaiement de la main. Je poussai un soupir de soulagement. Ce n’était pas un homme franc, mais il n’aurait pas souri comme cela s’il avait échoué. Ménélas et Idoménée me rejoignirent. Nous ne savions à quoi nous attendre. À l’époque, on avait craint pour la vie de Philoctète et – s’il avait survécu – avait-il réussi à conserver sa jambe ? Aussi m’imaginais-je un infirme, une pauvre épave. Bien au contraire, l’homme qui se hissa par-dessus le bastingage et se laissa tomber sur le sol, plusieurs coudées plus bas, était aussi leste qu’un jeune homme. Il n’avait pas changé. C’est à peine s’il paraissait plus vieux. Il arborait une belle barbe dorée et ne portait rien d’autre qu’un pagne. Un grand arc et un carquois bourré de flèches étaient passés sur son épaule. Je savais qu’il avait au moins quarante-cinq ans, mais son corps ferme et bronzé paraissait plus jeune de dix ans et ses jambes musclées étaient en parfait état. J’en restai muet de stupéfaction.
— Eh bien, Philoctète ! Eh bien ! fut tout ce que je trouvai à dire quand nous fûmes confortablement installés chez moi autour d’une coupe de vin.
— C’est tout simple, Agamemnon, je vais te raconter.
— Nous t’écoutons, dis-je, plus heureux que je ne l’avais jamais été depuis la mort d’Achille et d’Ajax.
Tel fut l’impact de la présence de Philoctète. Il ramena la vie et la gaieté dans la maison, qui commençait à s’endormir.
— Il m’a fallu une année entière pour retrouver mes esprits et l’usage de ma jambe. Craignant que les indigènes ne se montrent guère bienveillants à l’égard d’un Grec, mes esclaves m’ont emmené tout en haut d’une montagne et m’ont caché dans une grotte, à des lieues de tout village et même de toute ferme. Mes esclaves ont été fidèles et loyaux. Personne n’a jamais su ni où ni qui j’étais. Imaginez ma surprise, quand Ulysse m’a informé qu’Achille avait mis Lesbos à sac quatre fois au cours des dix dernières années ! Je n’en savais rien !
— C’est le destin de toute cité d’être mise à sac, rappela Mérione.
— Effectivement…
— Mais tu t’es sûrement aventuré plus loin quand tu as pu marcher, remarqua Ménélas.
— Non, répondit Philoctète. Apollon m’est apparu en rêve et m’a ordonné de demeurer où j’étais. Sincèrement, cela ne m’a guère coûté. Je me suis mis à chasser le cerf et le sanglier et mes esclaves en ont troqué la viande contre du vin, des figues ou des olives dans le village voisin. Je menais une vie merveilleuse ! Point de soucis, point de royaume, point de responsabilités. Les années ont passé. J’étais heureux. Jamais je n’ai imaginé même un instant que la guerre se poursuivait. Je croyais que vous étiez tous
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