Le cheval de Troie
être civil.
— Mon nom est Chiron. C’est ainsi que vous m’appellerez.
Je me tournai vers Ajax.
— Sur une table dans la grotte, tu trouveras une lyre. Apporte-la-moi et veille bien à ne pas la laisser tomber.
— Je ne laisse jamais rien tomber, répliqua-t-il d’un ton placide, sans paraître m’en vouloir.
Puis il s’exécuta sans discuter. Le transformer en parfait soldat, fort et ingénieux, voilà tout ce que je pouvais faire pour Ajax.
— Ajax vous prend toujours au mot, commenta Achille de cette voix mesurée et agréable que déjà je me plaisais à écouter.
— C’est Iolcos là-bas ? ajouta-t-il.
— Oui.
— Alors ce doit être le palais là-haut, au faîte de la colline. Comme il paraît minuscule !
— Ton père te manque déjà ?
— J’ai cru que j’allais pleurer, mais maintenant c’est fini.
— Tu le reverras au printemps. D’ici là le temps passera très vite. Tu n’auras pas l’occasion d’être oisif, or c’est l’oisiveté qui engendre la mauvaise humeur.
Il prit une profonde inspiration.
— Que dois-je apprendre, Chiron ? Que dois-je savoir pour être un grand roi ?
— Trop de choses pour que je les énumère, Achille. Un grand roi est un puits de science. Être roi, c’est être le meilleur. Être un grand roi, c’est avoir conscience de représenter son peuple devant le dieu.
— Alors apprendre demande beaucoup de temps.
Ajax revint avec la lyre, il veillait à ce qu’elle ne touchât pas le sol, car c’était un instrument de grande taille, qui ressemblait aux harpes égyptiennes. Elle avait été façonnée dans une énorme carapace de tortue, resplendissante de tons bruns et ambrés et les chevilles étaient dorées. Je la posai sur mes genoux et effleurai les cordes.
— Vous devrez jouer de la lyre et apprendre les chants de votre peuple. Le manque de culture ou de distinction, voilà le plus grand des péchés. Il vous faudra connaître l’histoire et la géographie et toutes les merveilles de la nature, tous les trésors cachés de Kubaba, qui est notre Mère, la Terre. Je vous apprendrai à chasser, à vous battre avec toutes sortes d’armes, à fabriquer vos propres armes. Je vous montrerai les plantes qui guérissent maladies et blessures, je vous apprendrai à les distiller pour en faire des remèdes, à éclisser les membres fracturés. Un grand roi attache plus de prix à la vie qu’à la mort.
— Et l’éloquence ? demanda Achille.
— Oui, naturellement. Votre éloquence devra toucher le cœur de vos auditeurs. Je vous apprendrai à deviner le caractère des hommes, à préparer des lois et à les faire appliquer. Je vous dirai ce que le dieu attend de vous car vous êtes les Élus. Et ce n’est qu’un début !
Je pris la lyre et l’appuyai par terre, puis en fis vibrer les cordes. Pendant quelques instants, je me contentai de jouer ; les sons prirent de l’ampleur puis, quand le dernier accord s’éteignit, je me mis à chanter l’ode en l’honneur d’Héraclès, mort depuis peu et tout en chantant, j’observai les deux garçons. Ajax écoutait attentivement, Achille était tendu, penché en avant, le menton entre les mains, les coudes appuyés sur le bras de mon siège, les yeux à deux doigts de mon visage. Quand enfin je posai la lyre, il laissa retomber ses bras en soupirant, épuisé.
Les années passèrent. Achille était toujours en tête, Ajax travaillait avec acharnement. Pourtant le fils de Télamon n’était point sot. Un roi aurait pu lui envier son courage et sa détermination. Mais Achille était mon préféré. Avec un soin jaloux il enregistrait tout ce que je lui enseignais, afin de pouvoir s’en servir quand il serait roi, m’expliquait-il en souriant. Il adorait apprendre et excellait dans tous les domaines, aussi habile de ses mains qu’intelligent.
Achille était né avant tout pour l’action, pour la guerre, pour accomplir de hauts faits. Il surpassait son cousin même physiquement, car il était pareil à du vif argent et le maniement des armes le passionnait. Armé d’une lance, jamais il ne manquait la cible et jamais il ne se laissait prendre en défaut, armé d’un glaive. Fait pour commander, il maîtrisait l’art de la guerre, spontanément et sans effort. C’était également un chasseur né : il ramenait à ma grotte des sangliers si lourds qu’il devait les traîner et il pouvait mettre un cerf aux abois. Je ne le vis en difficulté
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