Le cheval de Troie
moi.
— Comme Médée, dans un char tiré par des serpents ?
— Non. Je chevaucherai un dauphin.
Plus jamais je ne la revis. Àl’aube, Arésuné vint avec deux esclaves pour me mettre au lit. Pendant qu’Hélios accomplissait une révolution complète autour de la terre, je dormis sans rêver et m’éveillai en pensant à mon fils. Aussi prompt qu’Hermès aux pieds ailés, je montai dans la chambre, où Arésuné recevait mon fils des bras de sa jeune nourrice.
À mon tour je pris mon fils, il était lourd. Rien d’étonnant, car on l’aurait dit fait d’or massif. Ses cheveux bouclés, sa peau, ses sourcils et ses cils avaient l’éclat du précieux métal.
— Comment l’appelleras-tu ? demanda Arésuné.
Je n’en savais rien. Il lui fallait un nom qui n’appartînt qu’à lui. Mais lequel ? Je regardai son nez, ses joues, son menton, son front et ses yeux. Il n’avait pas de lèvres. Sa bouche était réduite à une fente, on y lisait la détermination, mais aussi une profonde tristesse.
— Achille, proposai-je.
Elle approuva d’un signe de tête.
— Sans lèvres. Ce nom lui convient bien, maître. Consulteras-tu l’oracle de Delphes ? La reine lui a jeté un sort.
— Non. Ma femme est folle, mais la Pythie dit la vérité et je ne veux pas savoir ce que l’avenir réserve à mon fils.
3
Récit de Chiron
Mon siège favori se trouvait à l’extérieur de ma grotte, taillé dans le roc par les dieux sur le bord de la falaise, des lustres avant que les hommes ne gravissent le mont Pélion. Je m’asseyais là souvent, sur une peau d’ours qui épargnait à mes vieux os le contact rugueux de la pierre, regardant, tel un roi, la mer et les terres.
Je me sentais vieillir. Surtout à l’automne, quand se réveillaient les douleurs annonciatrices de l’hiver. Personne ne se rappelait mon âge, moi moins que tout autre ; il est une époque de la vie où les années deviennent une longue attente de la mort.
L’aube promettait une journée belle et calme. Aussi, avant le lever du soleil, j’accomplis quelques tâches ordinaires avant de sortir dans l’air froid du matin. Ma grotte, située presque au sommet du Pélion, dominait un à-pic vertigineux. Je me laissai tomber sur ma peau d’ours pour guetter le soleil. Jamais je ne me lassais de contempler le monde qui s’étendait à mes pieds, la côte de Thessalie et la mer Egée. Tout en regardant le lever du soleil, je tirai un rayon de miel de ma boîte d’albâtre, y enfonçai mes gencives édentées et me mis à le sucer avec appétit.
Les Centaures, mon peuple, vivaient sur le Pélion depuis des temps immémoriaux. Ils servaient les rois de Grèce et étaient les précepteurs de leurs fils, car nous étions des maîtres incomparables. Je dis « étions », car je suis le dernier Centaure ; ma race s’éteindra avec moi. Dans l’intérêt de notre travail, la plupart d’entre nous avaient choisi le célibat, refusant par ailleurs de s’unir avec d’autres peuples. Aussi nos femmes se lassèrent-elles de la vacuité de leur existence ; elles nous quittèrent. Les naissances furent de moins en moins nombreuses car, en général, les hommes n’avaient pas envie d’aller jusqu’en Thrace, où elles avaient rejoint les Ménades pour adorer Dionysos. Peu à peu naquit la légende : les Centaures étaient invisibles parce qu’ils craignaient de montrer qui ils étaient, mi-hommes, mi-chevaux. À la vérité, les Centaures n’étaient que des hommes.
De par toute la Grèce on connaît mon nom ; je m’appelle Chiron et j’ai instruit la plupart des jeunes gens qui sont devenus des héros célèbres Pélée et Télamon, Tydée, Héraclès, Atrée et Thyeste, pour n’en mentionner que quelques-uns.
Sur le Pélion, nombreuses sont les forêts de frênes, plus grands et plus droits que partout ailleurs. À mes pieds, la falaise haute de quatre cents coudées, sans la moindre tache de vert ou de jaune et, en contrebas, la forêt qui monte à l’assaut du ciel et une multitude d’oiseaux. Loin dans la vallée on pouvait voir Iolcos, réduite par la distance à la taille d’un royaume de fourmis – description fort appropriée, car on appelait le peuple de Iolcos les Myrmidons, les fourmis.
C’était la seule cité au monde (si l’on excepte celles de Crète et de Théra avant qu’elles ne soient réduites à néant par Poséidon) qui n’avait pas de murailles – qui, en effet,
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