Le Chevalier d'Eon
l’imposteur qui étaient déchaînées contre moi, mes ennemis sont déjà revêtus d’ignominie, et la honte les couvre comme un manteau ; dans mon oppression, mon cœur est en paix ; dans ma disette, je suis dans l’abondance. Il y a encore ici des Anglais amateurs de la justice, zélés défenseurs de la liberté ; des Anglais illustres et généreux qui veillent à ma conservation, et je ne doute pas que plusieurs d’entre eux, touchés de vos vertus et de vos rares talents, ne vous vengent de vos malheurs et de vos ennemis.
Je finirai, Monsieur, par vous avouer avec cette bonne foi dont j ’ ai tâché de faire profession toute ma vie, que je me suis toujours senti naturellement porté à soutenir les démonstrations de vos systèmes ; excepté certains points sur la religion qu ’ il ne m ’ est pas permis d ’ adopter, parce que je soumets (seulement dans un certain petit nombre de lois extraordinaires) ma raison à la foi. Je ne conçois pas plus que vous les mystères que vous examinez ; je ne cherche point à les approfondir pour mon bonheur dans ce monde et dans l ’ autre. Si on me demandait cent mille écus pour me faire concevoir et croire un mystère, je ne pourrais ni croire ni payer, mais d ’ un côté on ne me demande rien, et de l ’ autre on me promet beaucoup ; il est donc plus avantageux de croire aux paroles de Jésus-Christ qui ne peut nous tromper, d ’ avoir confiance dans les promesses qui portent dans tous les cœurs des hommes heureux ou malheureux cette douce consolation, et l ’ espérance flatteuse d ’ un avenir heureux et durable. À tout ce que je ne puis comprendre dans les saintes Écritures, dont personne jusqu ’ à présent n ’ a mieux dépeint que vous la majesté et l ’ authenticité, je m ’ écrie avec saint Augustin de Altitudo ! Je ne suis cependant pas du nombre de ces catholiques outrés, qui croient tout parce qu ’ ils ne comprennent rien ; je ne brûle personne, ni sur la terre, ni dans le Ciel. Plût à Dieu, mon cher Rousseau, que mes actions répondissent à la pureté de ma foi, et plût à Dieu que votre foi fut aussi simple et aussi pure que vos actions ; la religion chrétienne aurait besoin d ’ un homme tel que vous, qui eût la droiture de vos mœurs, le désintéressement devotre conduite, la force de votre logique, le foudre de votre éloquence, joints à la sublimité de votre génie : bientôt vous fortifieriez l’esprit des faibles, vous terrasseriez les raisonnements des forts, vous dissiperiez et balayeriez cette fourmilière de petits auteurs qui sont cent fois plus incrédules que vous, sans pouvoir développer le moindre de vos raisonnements.
J’ai l’honneur d’être avec toute l’estime et l’attachement qu’inspirent vos vertus, vos malheurs,
Monsieur, etc.
P.-S. Lorsque vous verrez M. Hume, notre ami commun, je vous prie de lui faire mille compliments de ma part et mille félicitations sur le bonheur qu’il a eu de tomber avec un seigneur du caractère de Mylord Hertford. Si j’eusse rencontré un tel ambassadeur, je n’aurais jamais passé pendant quelques mois pour fou dans le monde, et je n’aurais jamais eu le malheur de faire des livres. En attendant que je puisse avoir la satisfaction de vous voir et de recouvrer ma liberté, vous pourriez m’écrire sous le couvert de M. Henry Dadwel Esqu. in Golden Square, ami de M. Hume et le mien, ou de M. Humphrey Cotes Esqu. in St Martin lane, ou de mon fondé de procuration, M. Devignolo, The Sixthdow in Warewick Street, Golden Square, London. »
Le chevalier était-il sincère ? On peut douter de la vertu dont il se targue auprès d’un homme qu’il ne connaissait que d’après ses écrits. De toute façon, il en fut pour ses frais ; Rousseau ne lui répondit pas {123} . On peut même penser qu’un tel rapprochement offensait la misanthropie du philosophe.
« Abandonnez le romanesque »
D’Éon avait fini par acculer l’ambassadeur à quitter son poste dans des conditions humiliantes et le roi consentait à lui assurer un avenir dans le Secret, en dépit des tours qu’il avait joués. Le rappel de Guerchy rendait la négociation plus facile. Ainsi fut conclu un nouvel accord. Officiellement d’Éon demeurerait dans la capitale en tant que simple particulier. En réalité il devait adresser chaque mois au roi un compte-rendu détaillé de ce qu’il apprendrait. « Ses relations confrontées
Weitere Kostenlose Bücher