Le Chevalier d'Eon
délivré par le roi ainsi que la dernière lettre de Vergennes datée du 12 juillet, car on ne sait jamais ce qui peut arriver, surtout quand on connaît les usages des services secrets. « Si vous ne vous étiez pas livrée à des impressions de défiance que je suis persuadé que vous n’avez pas puisées dans vos propres sentiments, il y a longtemps que vous jouiriez dans votre patrie de la tranquillité qui doit aujourd’hui, plus que jamais, faire l’objet de vos désirs, lui écrivait le ministre. Si c’est sérieusement que vous pensez à y revenir, les portes vous en sont encore ouvertes. Vous connaissez les conditions qu’on y a mises : le silence le plus absolu sur le passé ; éviter de vous rencontrer avec les personnes que vous voulez regarder comme la cause de vos malheurs et enfin de reprendre les habits de votre sexe. La publicité qu’on vient de lui donner en Angleterre ne peut vous permettre d’hésiter. Vous n’ignorez pas sans doute que nos lois ne sont pas tolérantes sur ces sortes de déguisements. Il me reste à ajouter que si, après avoir essayé du séjour de la France, vous ne vous y plaisiez pas, on ne s’opposera point à ce que vous vous retiriez où vous le voudrez.
« C’est par ordre du roi que je vous mande tout ce que dessus. J’ajoute que le sauf-conduit qui vous a été remis vous suffit ; ainsi rien ne s’oppose au parti qu’il vous conviendra de prendre. Si vous vous arrêtez au plus salutaire, je vous en féliciterai ; sinon je ne pourrai que vous plaindre de n’avoir pas répondu à la bonté d’un maître qui vous tend la main.
« Soyez sans inquiétude. Une fois en France, vous pourrez vous adresser directement à moi sans le secours d’aucun intermédiaire. J’ai l’honneur d’être, etc. {202} . »
Troublante visite au carmel de Saint-Denis
Accompagné par un ami, M. Le Sesne de La Chèvre, d’Éon voyage sous l’uniforme de dragon qu’il n’a jamais quitté. Tout se passe le mieux du monde jusqu’à une halte au carmel de Saint-Denis où il est attendu depuis deux jours, on se sait pour quelle raison, par le prieur dom Boudier. D’après le récit laissé dans l’ébauche de ses mémoires {203} , d’Éon n’avait pas l’intention de s’attarder en ce saint lieu, mais c’est dom Boudier qui le retint. « Ce fut pour moi, dit-il, l’avant-coureur de mon sort. »
Le prieur le reçoit fort amènement mais, à la grande surprise du chevalier-chevalière, il le conduit dans l’appartement réservé aux dames venues faire visite aux religieuses où on lui sert un excellent déjeuner. Son café bu, d’Éon veut partir, mais le prieur le retient. Il désire le présenter, ou plutôt présenter Mlle d’Éon, à Madame Louise, la plus jeune des filles de Louis XV retirée au carmel dans l’espoir d’expier les péchés de son père par ses prières. Malgré la clôture qui la maintient hors du monde, la princesse essaie d’exercer une influence sur son neveu Louis XVI, en ce qui concerne les mœurs et les affaires religieuses. Le chevalier-chevalière suit le prieur jusqu’au parloir où se trouve la princesse, cachée derrière le rideau vert de la grille.
« Comment est habillée Mlle d’Éon ? demande-t-elle.
— Elle est encore en habit de voyage, c’est-à-dire en uniforme, répond le prieur.
— Hélas, est-ce qu’elle a oublié qu’elle s’appelle Charlotte Geneviève Louise Auguste Marie d’Éon ? Quand elle aura repris sa robe, qu’elle revienne, je la reverrai avec plaisir.
— Madame, reprend dom Boudier, bientôt Mlle d’Éon sera digne de vous être présentée.
— Madame, ne m’imputez point ce péché, dit d’Éon. J’ai été élevée ainsi ; votre auguste père le savait et s’est servi de moi, mais maintenant qu’il est mort, je suis devenue mie servante inutile. Cependant notre roi mort vaut autant qu’un roi vivant. Je sais ce que je ferai ; je me lèverai et m’en irai vers ma mère et lui dirai : “Ma Bonne Mère, j’ai péché contre le ciel et devant vous et je ne suis plus digne d’être appelé votre fils, mais bientôt mon péché sera ôté et celle qui a été cachée parmi les dragons et les volontaires de l’armée sera bientôt volontairement ou par la force de la loi appelée votre chère fille et bien aimée à la cour et à la ville.” Maintenant mon salut est plus près de moi que lorsque je suis partie de Londres. Ma nuit
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