Le Chevalier d'Eon
de pluie, de grêle et de vent, raconte-t-il, j’ai précipité la course de mon cheval à la descente du pont de Westminster et mon cheval en tombant a fait passer mon corps par-dessus sa tête bien en avant. Je ne conterai pas les contusions que j’ai eues, mais il m’est impossible de ne pas ressentir pour toujours la terrible confusion que j’en ai reçue ; car à la suite de ma chute, il m’est survenu non pas une petite, mais une perte intarissable de bon ou de mauvais sang qui a exercé la fidélité ou l’infidélité de mes esculapes affïdés. Quoique je les ai payés chèrement, ils n’ont été fidèles à mon secret qu’autant qu’on ne leur a rien demandé, mais quand ils ont été sommés en justice de répondre la vérité devant l’auguste tribunal du roi d’Angleterre, la crainte s’est emparée d’eux ; ils ont parlé autant que leurs chères femmes auraient pu faire dans un public market ou dans la boutique d’un apothicaire sans sucre.
« Après mon procès au Banc du roi, après le verdict du jury, le jugement fatal du 2 juillet 1777 s’en est ensuivi. Le lord Mansfield, célèbre juge du Banc du roi et chef des douze juges d’Angleterre, prononça la sentence que celle qui s’était appelée le chevalier d’Éon jusqu’à ce jour était une personne qui n’avait rien de ce que promettait le nom d’homme qu’elle avait pris ; que c’était une virago cachée sous l’uniforme. Pour quelle raison ? Il l’ignorait ; mais que, suivant le rapport des médecins et chirurgiens, il paraissait par l’état sage de la personne que ni Mars ni Vénus n’y avait aucune part, ni concouru à ce mystère caché.
« Ce jugement fut la seule consolation qui pouvait rester à une fille qui pendant la dernière guerre d’Allemagne avait été cacher sa chasteté parmi les braves dragons pour la mettre en sûreté contre les ennemis du dedans et du dehors.
« J’avais pressenti que la mort subite de Louis XV serait un jour funeste à l’existence de ma personne sous l’habit d’homme et qu’elle allait nécessairement faire découvrir le mystère de mon sexe et de ma correspondance secrète avec le roi. Elle fit en effet écrouler de toutes parts mon état d’homme ; elle entraîna le procès qui m’a fait déclarer femme en Angleterre et qui, en France, m’a fait proclamer fille intacte ».
Huit ans après le procès, comme on le verra, c’est un nouveau d’Éon qui est né. La métamorphose du chevalier en vierge guerrière s’opérera en plusieurs étapes au long d’un processus psychopathologique que nous suivrons grâce aux divers écrits qu’il a laissés et jamais publiés. Lorsqu’il écrira ces pages, d’Éon voudra se persuader qu’il est réellement femme. Mais au moment où il s’apprête à quitter l’Angleterre, c’est un être déchiré par ses contradictions.
En route pour la France
Le chevalier-chevalière préparait discrètement son retour en France. Après bien des échanges épistolaires avec Vergennes, il finit par obtenir le remboursement d’une partie de ses dettes par l’intermédiaire de Beaumarchais qu’il vouait aux gémonies : il l’accusait d’avoir conservé une partie de son argent et méditait une vengeance contre lui. Il ne savait pas combien de temps il resterait dans sa patrie. C’est pourquoi il conserva son appartement de Golden Square, où il laissait sa prodigieuse bibliothèque comprenant plus de six mille volumes sans compter les manuscrits. Il confiait ce trésor à Lautem, auquel il allait continuer de payer son loyer. Il ne voulait pas que ce bien si précieux pût être saisi par ses créanciers.
Le 14 août 1777, d’Éon quitte Londres presque en cachette, tant il redoute un enlèvement. Heureusement personne ne le reconnaît ; personne ne le suit. Il embarque sans difficulté et aborde au port de Boulogne le lendemain dans la soirée. Depuis 1762, il n’a pas foulé le sol français. Il était parti le cœur gonflé d’espoir, à l’aube d’une carrière diplomatique pleine de promesses. Son fol acharnement contre Guerchy l’a irrémédiablement brisée. Une réputation flatteuse accompagnait alors le chevalier d’Éon. Son retour en France après plusieurs scandales et un changement de sexe excite plus la curiosité que l’admiration. Quel accueil lui sera-t-il réservé ? Quel genre de vie pourra-t-il mener ? Il tient serré contre son cœur le sauf-conduit
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