Le Chevalier d'Eon
son enfant à se dépouiller une fois pour toutes de ses oripeaux masculins pour revêtir les jupes d’une femme qu’elle n’aurait jamais dû quitter.
« Comment pouvez-vous avoir encore en tête la folie de croire que vous serez dispensé de cette loi générale ? » lui dit-elle.
Malgré tout le respect qu’il devait à sa vieille mère, d’Éon lui répondit :
« Quoi ! Jusqu’à ma mère est aujourd’hui contre moi ; celle qui dans ma jeunesse m’a mis en culotte veut aujourd’hui me l’ôter, elle-même, pour me mettre en jupe. Puisque selon vous, la cour a toujours raison, il faut donc, ma pauvre mère, vous consoler de la mort du pauvre dragon ; ses jours sont comptés, il ne lui reste plus que quelques jours à vivre en habits d’homme.
— J’aime autant vous voir morte que de vous voir en habits d’homme, gémit-elle.
— J’aime encore mieux, ma Bonne Mère, vivre avec vous en cornette et en jupe que de jamais vous revoir en chapeau et en culotte. »
La pauvre femme pleura beaucoup, répéta qu’elle se réjouissait de retrouver une fille sans peur et sans reproche et finit par se retirer dans ses appartements. Alors le chevalier se laissa aller à son désespoir. Il cacha sa tête sous sa couverture, pleura longtemps et compta le nombre de jours qu’il lui restait à vivre en homme.
Roulements de tambour et clameurs le réveillèrent le lendemain matin. Accompagnés par une fanfare, le maire, les échevins, les greffiers, le curé, les vicaires, les chanoines et tous les notables de la ville se frayèrent un chemin au milieu d’une foule de curieux jusqu’à la demeure de Mme d’Éon. Ayant revêtu son uniforme à la hâte, surpris et heureux, le chevalier-chevalière les accueillit, écouta leurs compliments et soutint sans trop de gêne les regards de ces braves gens qu’il connaissait pour la plupart et dont il recevait régulièrement des nouvelles par son beau-frère, le fidèle O’Gorman.
Les jours suivants les visites se succédèrent. La popularité de son fils surprenait Mme d’Éon qui croyait vivre un étrange conte. Mais que pensait-elle ? Qu’éprouvait-elle ? S’il y avait quelqu’un qui savait à quoi s’en tenir sur le délicat sujet du sexe de son enfant, c’était bien elle. On imagine le trouble de cette femme en retrouvant à la place de l’éphèbe de vingt-quatre ans un dragon bedonnant aux allures de soudard et qui devait se métamorphoser en fille sous peine d’être emprisonné !
D’après le chevalier-chevalière, elle ne cessait de lui répéter qu’elle était pressée qu’il s’habillât selon sa véritable condition. « J’aime cent fois mieux vous voir avec votre robe que de vous voir souffrir ainsi et être un objet muet de scandale. » Comme il continuait de porter son uniforme, elle voulut lui offrir ses robes et ses dentelles. Il refusa ce présent prétextant que sa sœur serait jalouse ( !) mais lui répéta que Mlle Bertin préparait sa nouvelle garde-robe. Mme d’Éon s’inquiéta de savoir comment son cher chevalier parviendrait à prendre le ton et les manières d’une femme. Dans un élan d’amour filial, il lui proposa de partir avec lui pour Versailles, mais la brave femme répondit modestement : « Je puis bien vous instruire pour vivre à Tonnerre avec la sagesse, la prudence et la décence d’une fille chrétienne et de bonne famille, mais je suis trop âgée pour quitter ma maison de ville, mon bien à la campagne et mes vignes, n’ayant demeuré que peu de temps à Paris autrefois. N’ayant jamais été à Versailles, je ne suis pas en état de vous façonner pour aller à Paris et à Versailles vivre parmi les grandes dames. Qui n’a point vu la cour, n’a rien vu. » Et la pauvre mère de déplorer le passé :
« Plût à Dieu, ma chère fille, que vous fussiez restée dans votre jeunesse auprès de votre mère comme je le voulais. Vous seriez plus heureuse aujourd’hui, mais votre père a voulu vous élever à la Jean-Jacques ; faire de vous une espèce de garçon, de docteur et de philosophe manqué.
— Cela est vrai, répondit-il, mais quand le fait est fait, il n’est plus à faire. J’ai la gloire de n’être pas tombée en chemin et elle ne me sera pas enlevée.
— Plus heureuse est la fille, reprit-elle, qui comme vous a vu ses Pays-Bas et qui, comme vous, les a défendus jusqu’à ce que mort s’ensuive.
— Vous voyez
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