Le Chevalier d'Eon
est passée et mon jour approche dans lequel je serai dépouillée de ma peau de dragon, de mes armes et de mes œuvres de ténèbres ; bientôt je serai revêtue de la lumière et des vertus de votre robe pour me conduire honnêtement et comme en plein jour. »
Madame Louise pria d’Éon de passer dans la pièce voisine pour s’entretenir seule avec dom Boudier. Le chevalier-chevalière alla se promener dans le jardin du cloître en attendant le prieur qui revint avec le confesseur de la princesse, le père Tabourin. Celui- ci l’exhorta sévèrement à « convertir son habit rouge en robe de satin blanc pure et sans tache » et le prévint que Madame Louise écrirait le soir même au roi pour lui demander de mettre fin au scandale de ce travesti. Le père Tabourin défendit à d’Éon de rencontrer Voltaire. « Il vous pervertira, lui dit-il, c’est l’Église que vous devez consulter ; hors de l’Église point de salut. » Décontenancé par une avalanche de mises en garde, d’Éon ne savait plus à quel saint se vouer. « Ceci est un terrible coup de grâce frappé à la porte de mon cœur et un coup mortel lancé contre le pont-levis de ma culotte », déclara-t-il au prêtre qui ne le prit pas sur le ton de la plaisanterie. « Ne parlez pas ainsi, Mademoiselle, ce que vous a dit Madame Louise est plus sérieux que vous ne le pensez. Entrons dans le chœur de notre Église pour faire notre prière sur le tombeau de Louis XV et nous demanderons à Dieu la grâce d’éclairer vos pas dans le nouveau chemin que vous devez tenir. » Un peu plus tard, dom Boudier reconduisit d’Éon dans l’aile réservée aux femmes afin d’y souper. Le chevalier-chevalière se récria : « Je suis comblée de vos politesses et de vos bontés, mais je suis bien tentée de faire préparer les chevaux de poste pour retourner à Londres, car d’après ce que je vois ici, je n’ai pas envie de voir le reste à Versailles, car si je n’étais pas fille, j’aurais peur d’être envoyé à l’abbaye réformée de La Trappe. »
« Dieu vous garde d’une tel dessein, s’écria dom Boudier. Vous ignorez sans doute que depuis Boulogne où vous êtes débarquée, on vous suit à la piste et vous serez bientôt arrêtée si vous rebroussez chemin. C’est l’habit d’homme qui porte ombrage à votre esprit. Reprenez votre robe, elle vous déliera de vos tentations. Elle vous fera trouver grâce devant Dieu, le roi, la reine. Elle mettra un grand intérêt pour vous dans le cœur de notre pieuse Madame Louise et celui de notre saint archevêque. Vous redeviendrez fille chrétienne. Le Seigneur sera avec vous et vous comblera de dons et de gloire, voilà ce que je vous prédis. »
D’Éon était atterré : «Je vois que j’ai franchi le Rubicon. Je ferai comme César, je ne rétrograderai point. Il ne s’agit pas ici du salut de la République, il ne s’agit que du salut d’une pauvre fille, la protégée du feu roi. Jamais je ne me suis sauvée du champ de bataille, ainsi je ne me sauverai pas du chemin de Versailles. » Fermement invité à passer la nuit à Saint-Denis, le chevalier-chevalière en habit de dragon se retira dans l’une des chambres réservées aux visiteuses. Les frères convers du couvent n’en croyaient pas leurs yeux. « Je crus voir encore les hussards noirs du roi de Prusse à mes trousses », écrivit d’Éon. Le lendemain matin il reprit tristement la route avec le sieur Le Sesne de La Chèvre. « Le vin est tiré, je le boirai jusqu’à la lie », lui dit-il.
Les Pays-Bas d’un capitaine de dragons
Arrivé à Versailles, d’Éon s’installa chez son ami l’avocat Falconet. Il pourrait toujours le conseiller ou le défendre si quelque coup du sort le frappait. Dès le lendemain il fit savoir au comte de Vergennes qu’il attendait ses ordres. Le ministre des Affaires étrangères de Louis XVI ne tarda pas à le recevoir. Il avait, lui aussi, fait partie du Secret et le sort de l’un de ses agents ne pouvait pas le laisser indifférent. Mais il brûlait de voir cet extravagant personnage qui donnait tant de fil à retordre. La conversation s’engagea facilement. Vergennes lui parla de sa correspondance secrète, il évoqua le maréchal de Belle-Isle et le cardinal de Bernis qui avaient naguère protégé d’Éon et finit par déclarer : « Je vous félicite de n’être plus le chevalier d’Éon, mais bien Mlle d’Éon »
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