Le Chevalier d'Eon
dernier espoir de vendre quoi que ce fût à la France.
Elle rédigea ainsi six catalogues de livres et un catalogue de manuscrits où elle décrivait les précieux dossiers de Vauban. L’ensemble portait un titre aussi long qu’explicite : Catalogue des livres rares et manuscrits précieux du cabinet de la chevalière d’Éon, ci-devant ministre plénipotentiaire de France en Angleterre à la paix de 1763, présentement à Londres et retournant à Paris, contenant un grand nombre de manuscrits curieux, tant anciens que modernes et une ample collection des meilleurs dictionnaires et livres français grecs, latins, anglais et aussi en toutes les différentes langues orientales qu’elle a rassemblés dans le cours de ses voyages.
On précisait que la vente se ferait le 10 mai 1791 et les jours suivants à Pall Mail dans la grande salle, sous la direction de Mr Christie. Les bibliothèques d’acajou, les estampes, les meubles, effets, armes, diamants et « tout ce qui compose la garde-robe d’un capitaine de dragons et celle d’une dame française », devaient être également vendus. On précisait que la chevalière avait personnellement paraphé tous les exemplaires de sa bibliothèque et qu’un bref résumé de sa vie préfaçait cet épais catalogue.
L’annonce de cette vente, précédée par un exposé des déboires de Mlle Déon avec les héritiers Ferrers, bouleversa ses amis qui organisèrent aussitôt une souscription à laquelle le prince de Galles participa lui-même. La somme obtenue lui permit seulement de retirer ses diamants. La vente eut lieu dans d’assez bonnes conditions. Cependant la chevalière ne put profiter longtemps de l’argent qu’elle reçut ; elle remboursa ses nombreux créanciers. Privée désormais de sa bibliothèque dont le contenu était l’une de ses raisons de vivre, son appartement vidé d’une partie de son mobilier, elle chercha vainement des moyens de subsistance. Quelques mois plus tard, elle mit en vente ses derniers bijoux, qui ne lui rapportèrent que peu de chose. Heureusement ses amis l’invitaient régulièrement à dîner. En désespoir de cause, elle décida de se produire dans des assauts d’escrime. On la vit ainsi à Bath, la villégiature la plus élégante du royaume, à Oxford, à Southampton. Ce n’était plus vivre, mais survivre.
À la fin du mois d’avril 1792, lorsqu’elle apprit que Louis XVI avait déclaré la guerre au roi de Bohême et de Hongrie, autrement dit à l’Empereur, son sang ne fit qu’un tour. Elle allait offrir son bras à la patrie afin de combattre les ennemis de la France. Mlle Déon croyait à un royaume régénéré par la Révolution qui avait transformé la monarchie absolue en monarchie constitutionnelle. Elle semble avoir ignoré les enjeux du conflit qui s’annonçait. Le roi espérait retrouver au moins une partie de son ancien pouvoir à la faveur de la guerre ; les patriotes, divisés entre girondins et jacobins, espéraient les uns que la guerre clarifierait la situation, obligeant le roi à se démasquer, et les autres redoutaient que le conflit ne fît au contraire le jeu de la famille royale. Enfin les armées françaises manquaient de tout et risquaient d’être rapidement écrasées par l’ennemi.
Ce dilemme importait peu à l’ancien capitaine de dragons. Peut- être même ne le voyait-il pas. La guerre qui s’annonçait pouvait donner un sens nouveau à sa triste existence et c’est tout ce qui comptait à ses yeux. Avant de s’adresser au président de l’Assemblée législative, il trempa plusieurs fois sa plume dans l’encrier de l’espoir, fit plusieurs brouillons pour exposer les vicissitudes de sa vie passée et présente et finit par écrire : « Monsieur le président, quoique le silence soit le plus bel ornement d’une femme, permettez-moi de le rompre aujourd’hui et d’exposer succinctement et militairement à l’Assemblée nationale que les menaces des despotes et des esclaves du nord et du midi, de la Germanie, des Allobroges, Goths, Wisigoths et Ostrogoths contre la nation, la loi de notre roi constitutionnel échauffent mon cœur pour ma patrie et mon roi, rajeunissent ma vieillesse et raniment mon courage militaire qui ne s’éteindra que dans le sein de la liberté et le sang de nos ennemis. Je ne compterai leur nombre qu’après leur mort si vous voulez, Monsieur le Président, demander pour moi à S.M. la permission de quitter ma cornette et
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