Le Chevalier d'Eon
immense d’amortissement qui paierait bien au-delà la dette nationale : et cette taxe serait aussi utile aux hommes qu’agréable à Dieu ». Si les Anglais rentrent en eux- mêmes, cessent de commettre leurs turpitudes, prient Dieu de leur pardonner et de rendre la santé au roi, leurs prières seront peut- être entendues.
Mlle d’Éon poursuit son Épître par une longue invocation pour le rétablissement de George III : « Puisque le roi est l’homme de la droite de Dieu, qu’il vive pour la consolation de sa famille et celle de ses sujets ; qu’il vive pour la gloire et les intérêts de Dieu ; qu’il vive pour la destruction de l’iniquité, du mensonge et du libertinage qui sont ses ennemis. » Il faut prier aussi pour la reine et la famille royale, sans oublier le prince de Galles dont la nouvelle prophétesse dresse une apologie digne du courtisan le plus servile : à ses yeux, le fils aîné du roi est doué de tous les talents, d’une prodigieuse culture et de larges vues politiques. « Ce prince équitable, humain, généreux, qui nous montre des vertus dans un âge qui pour l’ordinaire ne présente que des passions, est déjà parvenu à être non plus l’espérance, mais le soutien et la consolation de la famille royale et de toute la nation. » Mais ce futur souverain devra apprendre de saint Augustin en quoi consiste le vrai bonheur des princes chrétiens. Après avoir encore invoqué le Seigneur pour le rétablissement du roi, Mlle d’Éon achève son Épître par une prière personnelle à Jésus-Christ :
« Je me meurs d’envie de mourir en ta crainte et ton amour. Absente de mon Dieu, toujours loin de ce que j’aime, je languis. Qu’est-ce que je puis voir où je ne te vois pas ? Pour te voir, je me meurs de regret de ne pouvoir mourir. Sans toi, je ne puis vivre. Ici la vie est une mort et la mort est un gain pour moi. Est-ce vivre que de vivre sans toi ? Est-ce mourir que de mourir avec toi qui dois me ressusciter le jour de ta gloire ? Ô beauté, si ancienne et si nouvelle ! Je t’ai aimé trop tard, mais je t’aimerai toujours. Toi seul es aimable et adorable. »
D’Éon ne nous avait pas habitués à une telle rhétorique. Que sont devenues les gaillardises du capitaine de dragons ? les rages du chevalier, ses emportements, ses roueries ? les minauderies de la chevalière ? Le ton de cet Épître est aux antipodes de celui avec lequel il rédigeait ses rapports d’ambassade, ses lettres furibardes aux ministres, ses plaintes à ses supérieurs, ses facéties grinçantes avec Beaumarchais... Ces pages inspirées (si l’on peut dire !) révèlent une personne touchée par la grâce. Mais est-ce bien de la grâce qu’il s’agit ici ? Si la « conversion » de d’Éon est réellement sincère, ce dont on ne peut douter en lisant d’autres textes dont reparlerons plus loin, cette épître ne serait-elle pas l’expression d’un désordre intérieur chez un être à la recherche de sa véritable identité, à un âge où il n’a plus grand chose à espérer de la vie ? Les avatars de son existence, sa métamorphose sans doute désirée mais imposée à son corps défendant, prouvent que d’Éon a désespérément cherché sa véritable nature, laquelle semble s’être toujours dérobée. Cette quête ne pouvait se résoudre que dans l’abandon total au Seigneur qui semble se réaliser au prix d’une sorte de délire mystique. Mais il est particulièrement troublant que ce délire mystique s’exprime publiquement à l’occasion d’une crise politique, comme si d’Éon avait perdu le sens des réalités, en se souvenant simplement qu’il devait flatter le prince de Galles sous le règne duquel il risquait de vivre. Son éloge indécent du futur George IV après les foudres lancées contre la débauche et la corruption des élites britanniques avait de quoi faire douter de sa bonne foi... et de sa raison.
La publication de cet opuscule en langue française ne semble pas avoir eu beaucoup d’écho et la crise du régime s’acheva par la guérison (toute provisoire) du roi qui donna lieu à une explosion de joie populaire. Le Premier ministre et le Parlement étaient soulagés.
La citoyenne Geneviève Déon
La chevalière poursuivait tranquillement son existence lorsque l’année nouvelle réveilla son ardeur combative. Les changements qui s’annonçaient en France ne pouvaient la laisser
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