Le Chevalier d'Eon
mon éventail pour reprendre mon casque et mon sabre. Chevalier de Saint-Louis depuis 1762, après avoir été capitaine de dragons et des volontaires de l’armée pendant la dernière guerre d’Allemagne, aide de camp du maréchal et du feu comte de Broglie, après avoir vu de près les armées russes, prussiennes, impériales et anglaises, j’offre à ma nation et à mon roi mon cœur tout entier et ma vieille expérience. Je n’ai que soixante- quatre ans, une jambe cassée, un coup de sabre à la tête, un coup de baïonnette et un coup de fusil ; je suis encore aussi forte et aussi agile à pied, à cheval qu’à trente ans. Le seul reproche qu’on puisse me faire est d’être femme et entêtée. Oui M. le préside, je le suis tant que je n’ai jamais voulu donner ma démission de mes emplois militaires et politiques, ni me retirer devant mes ennemis. Si j’obtiens la permission de rejoindre l’armée de mon ancien et respectable général, M. de Rochambeau, j’espère qu’il vous écrira bientôt que je n’ai quitté le champ de bataille qu’après y avoir été tuée »
Le style grandiloquent de la lettre ne pouvait troubler les députés habitués à la redondance patriotique. La citoyenne adressait en même temps une pétition à l’Assemblée législative. C’est Lazare Carnot qui fut désigné, le 11 juin 1792, pour lire l’adresse de Mlle d’Éon « connue autrefois, disait-on, sous le nom de chevalier d’Éon ». Le texte reprenait les mêmes propositions que la lettre. Les rires de ces messieurs éclatèrent lorsqu’on entendit Carnot déclarer sérieusement au nom de l’Amazone : « Depuis la Révolution, je sens mon amour pour la patrie se réveiller et mon humeur guerrière se révolter contre ma cornette et mes jupons. » La citoyenne demandait instamment aux députés la permission de combattre sous l’uniforme français. Elle proposait de lever une légion de volontaires, « une légion à la romaine, nombreuse et bien disciplinée, disait-elle, parce que le dieu de la guerre est toujours pour les gros bataillons bien armés et bien exercés ». Elle n’aimait que « la bonne guerre noblement faite et courageusement exécutée ». Elle se félicitait qu’il y eût trois rois constitutionnels en Europe, George III, Louis XVI et le roi de Pologne. Cette guerre lui semblait juste parce qu’elle était menée contre le despotisme. Elle achevait sa pétition en déclarant : « J’ai été le jouet de la nature, de la fortune, de la guerre et de la paix, des hommes et des femmes, de la malice et de l’intrigue des cours. J’ai passé successivement de l’état de fille à celui de garçon, de celui d’homme à celui de femme ; j’ai éprouvé toutes les bizarreries des événements et de la vie humaine. Aujourd’hui une plus brillante carrière s’ouvre devant moi. Bientôt les armes à la main, sur les ailes de la liberté et de la victoire, j’irai combattre et mourir pour la nation, la loi et le roi. » La pétition fut applaudie et renvoyée aussitôt au comité militaire.
La situation politique n’était pas aussi claire que la citoyenne semblait le croire. L’ultime épreuve de force s’engageait alors pour la monarchie. Sans que l’on sût rien de précis sur les agissements secrets du roi et de la reine, le bruit courait qu’ils trahissaient la nation. Les armées subissaient défaites sur défaites. La troupe, d’origine populaire, s’opposait aux officiers appartenant la plupart du temps à la noblesse. La peur panique d’un retour à Régime creusait le fossé de la haine entre patriotes et contre-révolutionnaires. Le 11 juin Louis XVI renvoya les ministres du parti girondin qui jouissaient d’une relative popularité pour les remplacer par des ministres plus conservateurs. L’anarchie était à son comble et les patriotes préparaient « une journée populaire » pour menacer le roi dont le pouvoir n’était plus qu’un simulacre. Le rappel de la citoyenne Déon n’était vraiment pas à l’ordre du jour.
Chapitre XIII Le mystère d’Éon
L A santé de la chevalière déclinait. Ayant pris «le parti du silence et de la retraite », elle « avait perdu l’appétit de ce monde » et sortait rarement. Elle passait son temps à écrire, jetant sur le papier d’étranges ratiocinations sur sa vie passée. Un certain M. Plummer avait accepté de traduire ses mémoires pour lesquels elle avait reçu une avance
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