Le Code d'Esther
qu’ils avaient été pendus la veille ! s’étonnait ma mère. Alors ne me demandez pas pourquoi elle réagit de cette façon ou ce que signifie cette répétition. Je vous le dis tout net : je ne sais pas !
» Quoi qu’il en soit, c’est ainsi que, le treizième jour du mois d’Adar, les Juifs sortirent dans la rue pour manifester leur joie. Les femmes confectionnèrent toutes sortes de gâteaux, les enfants se déguisèrent pendant que les hommes remerciaient Dieu de les avoir épargnés. Mardochée devint le deuxième personnage le plus important du royaume, veillant sur sa nièce, Esther, qui avait sauvé le peuple juif de sa destruction…
» Voilà pourquoi, concluait ma mère, on célèbre ce soir la fête de Pourim. Voilà pourquoi on mange des “oreilles d’Aman”. Voilà pourquoi les cris et les rires résonnent dans toute la maison… »
C’était le signal que nous attendions. À ces mots, toute la tablée, grands et petits, se levait pour chanter et danser autour de ma mère, qui restait assise, épuisée par sa performance. Elle prenait un verre d’eau puis nous regardait avec un immense bonheur dans les yeux. Elle était heureuse d’avoir été jusqu’au bout de l’histoire sans faillir, heureuse de voir sa descendance célébrer Pourim, heureuse d’avoir assuré la transmission de son savoir aux jeunes générations. Sa méthode n’était pas très orthodoxe selon les préceptes de la liturgie juive : elle s’écartait souvent du texte original, ajoutant tel détail de son invention afin de le rendre plus attrayant (il fallait l’entendre nous raconter le récit de la sortie d’Égypte pour la fête de Pâques, endossant le rôle de Moïse devant les flots tumultueux de la mer Rouge, au point que nous l’avions proclamée consultante de Cecil B. DeMille pour son film Les Dix Commandements !), ses commentaires étaient parfaitement déplacés aux yeux des gardiens de la Loi, mais c’est ainsi qu’elle concevait son rôle de « passeur » de la religion. « Je sais, disait-elle parfois, que les rabbins et les docteurs de la foi hurleraient devant ma conception des choses. Mais c’est ainsi que ma grand-mère puis ma mère m’ont enseigné à le faire. Et quand je vous vois tous autour de cette table, je crois… que j’ai réussi. »
Les mécanismes de la mémoire sont étonnants ! Il aura suffi d’un mot, comme il a suffi à Proust d’une madeleine, pour que je sois propulsé des dizaines d’années en arrière, aux temps heureux de l’enfance innocente. Lecteur assidu de La Recherche , je connaissais le phénomène, mais il ne s’était jamais manifesté avec une telle acuité et, j’oserai dire, une telle violence. Les souvenirs s’étaient abattus en pluie drue, d’abord sans contrôle aucun, puis de façon plus ordonnée, et toute une tranche de vie, insoupçonnable, avait refait surface. La nappe blanche, les « oreilles d’Aman », l’histoire d’Esther, tout était soudainement là, illuminé par la voix de ma mère et son sourire bienveillant sur nous, les enfants. Quel paradoxe ! Un mot, prononcé il y a soixante-dix ans par un homme abject dans une salle sinistre plantée de trois potences qui puaient la mort, avait fait resurgir un souvenir fait de rires et de miel que je pensais perdu à tout jamais.
« Grâce à ta maman, tu possèdes les bases. Tu peux la remercier ! »
Yohan conduit toujours aussi vite. Il a insisté pour venir me chercher à l’aéroport. Le temps a changé : l’éclatant soleil d’il y a quelques jours a fait place à une grisaille annonciatrice de l’hiver. La radio bruit de rumeurs et de prévisions catastrophiques en matière économique et politique : plans de sauvetage de l’euro, réunion de la dernière chance, chiffres de la dette étourdissants… Et, moi qui suis journaliste dans l’âme, je balaie d’un geste cette actualité immédiate pour enquêter sur une histoire vieille de 2 300 ans.
« J’ai déjà contacté quatre hommes, continue Yohan. Un “carré d’as”, chacun spécialiste dans son domaine. Ils vont nous aider dans nos recherches et élargir le champ ouvert par ta maman. J’espère que tu n’es pas trop fatigué du voyage : nous avons rendez-vous avec le premier dans une demi-heure. Welcome to Paris! »
Le Carré d’as
S ’il fallait choisir une couleur, j’opterais immédiatement pour le rouge, l’as de cœur : Avraham Malthète respire la
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