Le Code d'Esther
secondes de silence. Et tu as obtenu tout cela en une journée ? »
Au moment où il m’adresse cette réflexion, une immense fatigue s’empare de moi. Je prends conscience de cet enchaînement infernal qui nous a conduits, en quelques heures, de l’accueil glacial de l’historienne à la révélation inattendue de l’homme qui nous a abordés. C’est un film qui s’est déroulé à grande vitesse alors que je relatais les événements à mon ami, le récit d’une course infernale aux allures de parcours du combattant où l’arrivée se dérobe à chaque fois que l’on pense l’approcher. Je bredouille quelques mots agrémentés d’une légère pointe de culpabilité, injustifiée, comme si je devais m’excuser d’être allé trop vite. Mais quelque chose dans son attitude me trouble.
« Tu sembles déçu, lui dis-je.
— Non, répond précipitamment Yohan. Tu me vois soulagé. Je peux maintenant te l’avouer : je savais pour Amann, mais, ainsi que je te l’avais dit lors de notre première rencontre à la synagogue, je n’étais sûr de rien tant que tu n’avais pas mené l’enquête par toi-même. »
Une nouvelle pause et, dans un souffle :
« Je t’en prie, ne le prends pas mal.
— Tu veux dire que tout ce que j’ai fait…
— … nous apporte la preuve que cette histoire tient debout. J’en suis moi-même convaincu depuis longtemps, mais il me fallait vaincre ton scepticisme. Depuis que tu as accepté de m’aider, j’ai été en quelque sorte ta tour de contrôle. Et en l’occurrence j’ai plus confiance en ton enquête qu’en la mienne.
— Et maintenant, que fait-on ? »
Je me sens partagé entre la colère et la fierté d’avoir résolu en vingt-quatre heures une énigme qui lui a coûté des mois, voire des années de recherches.
« Maintenant ? Vous allez vous reposer. Vous avez été remarquables, Axel et toi. Je prends le relais à Paris derrière mon ordinateur et je vous envoie par e-mail mes dernières cartouches. Cela te va ? »
Je comprends mieux à présent son sourire lorsque j’avais évoqué la possibilité de commencer l’enquête sur Aman à Landsberg. Il savait mais ne m’avait rien dit. À mon tour de sourire : grâce à lui, grâce à son silence, je viens de vivre l’une des journées les plus denses de toute mon existence.
Lorsque, une heure plus tard, après une douche chaude qui aura réussi à emporter une partie de ma fatigue physique, nous nous retrouvons avec Axel autour d’un chardonnay bien frais, je ne peux m’empêcher de frissonner en pensant à la petite main qui vient fleurir régulièrement la tombe d’Oswald Pohl. Ce que je ne sais pas encore, c’est que mes nuits seront désormais peuplées de membres déchiquetés et de fusées de céramique qui m’arracheront des cris de terreur…
Ma montre indique 4 heures du matin lorsque je me réveille en sursaut. Un cri, le mien je crois, m’a tiré du sommeil. Je suis en sueur, le souffle court, la poitrine oppressée. Yohan m’avait averti : c’est le lot commun de tous ceux qui visitent pour la première fois un camp de concentration. Il faut des jours et surtout des nuits pour se débarrasser de ce traumatisme, ou plutôt pour accepter de vivre avec. Vite, allumer ma lampe de chevet et chasser les fantômes de Landsberg, reprendre mon bon vieux Proust, compagnon fidèle de voyage, et m’évader dans la campagne du côté de Guermantes. Peine perdue : au bout d’un quart d’heure, j’en suis à relire pour la dixième fois la première phrase du texte – ni Mme Verdurin ni Odette ne parviennent à m’extraire de mes cauchemars bavarois. Une douche, une bonne douche pour me remettre les idées en place et sortir de cet état d’engourdissement qui ne me lâche pas ! C’est en me rendant à la salle de bains que je remarque de la lumière dans la chambre d’Axel, filtrant par la porte communicante.
« Tu ne dors pas ?
— Non, je viens de faire un horrible cauchemar… Toi non plus tu ne dors pas ? »
Quelques minutes plus tard, nos insomnies parallèles vont se diluer dans l’eau brûlante d’un providentiel café instantané que l’hôtel met à la disposition de ses clients. Nous parlons à voix basse et commentons la situation en étouffant des fous rires d’adolescents, rassurés d’avoir trouvé chez l’autre un écho à ses propres angoisses. Très vite pourtant, je n’y tiens plus et rallume l’ordinateur.
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