Le Code d'Esther
qui relie la gare, bâtisse monumentale, au lac, étincelant à quelques centaines de mètres. La rue grouille de vie et transpire l’argent : touristes et Zurichois aisés qui flânent devant les boutiques de luxe ; hommes en costume sombre et cravate colorée qui marchent vite, des documents plein les mains qu’ils agitent en parlant fort ; dames d’un certain âge, un peu trop maquillées mais très chics, qui se pressent au salon de thé Sprüngli… Et puis les banques : il y en a partout, pour tous les goûts, à chaque coin de rue, rivalisant entre elles pour gagner le concours de la façade la plus austère. Le gris est la couleur dominante, celle qui rassure, gage subliminal de confiance envers des établissements qui représentent l’essentiel des ressources de ce pays.
Depuis que nous avons pris la décision de venir à Zurich, une blague de Gaspard Proust (aucun lien avec Marcel !), digne héritier de Pierre Desproges par son humour noir et froid, ne me lâche pas : « Les nazis ont commis beaucoup d’erreurs, par exemple lorsqu’ils ont envahi la Pologne au lieu de la Suisse… C’est comme habiter en face de la Banque centrale et aller braquer le kebab du coin. »
À la réflexion, ils ont fait mieux. Ils ont utilisé le pays comme un gigantesque coffre-fort, mettant à l’abri l’argent raflé aux Juifs à travers l’Europe : bijoux, lingots d’or, toiles de maître. Les banquiers suisses ont alors appliqué leur principe historique de stricte neutralité, jouant sur les deux tableaux : d’un côté, l’or nazi, de l’autre, celui des Juifs, que des milliers d’entre eux avaient déposé dans leurs coffres, espérant le récupérer un jour, après la furie des années de guerre. La plupart ont disparu dans les flammes de l’Holocauste, laissant de véritables fortunes en déshérence dans les banques de la Confédération. Une authentique aubaine pour les Suisses, qui ont fait fructifier pendant des années des millions de dollars, se retranchant derrière le secret bancaire en cas de réclamation :
« Nous ne remettrons cet argent qu’au titulaire du compte.
— Mais il est mort en camp de concentration !
— Avez-vous un certificat de décès ?
— Parce que vous pensez que les SS en délivraient lorsqu’ils les ont brûlés dans les fours crématoires ?
— Désolé, je ne peux rien faire pour vous ! »
Il faudra plus de cinquante ans de procédure et tout le poids politique et économique des États-Unis pour que la Suisse accepte d’ouvrir ses livres de comptes. C’est un peu la raison de notre présence dans cette ville, mais, il faut l’avouer, nos chances de réussite sont beaucoup plus minces que celles de Washington.
L’intérieur d’une banque suisse est à l’image de sa façade extérieure : gris. Mais avec des nuances : gris souris pour le tissu mural, gris pigeon pour les portes des bureaux, gris béton pour la corolle d’escaliers qui nous conduit au premier étage.
L’organisateur de la rencontre nous attend en bras de chemise, mais avec une cravate, dans le plus pur style senior manager . Il ne soufflera mot tout au long de l’entretien, se contentant de grimacer ou d’approuver d’un mouvement de tête les propos de sa collaboratrice. Car c’est elle qui sait. La quarantaine, les cheveux bruns assez courts, chemisier blanc sur jupe longue sombre, elle se fond parfaitement dans le décor austère de la banque. S’exprimant dans un anglais parfait, c’est une femme qui a l’habitude de prendre la parole en public et de faire partager ses convictions. Son discours est parfaitement rodé.
« La première chose à savoir est que tous les comptes nazis ont été bloqués en 1945. Pas moins de quatre commissions internationales, dont la commission suisse Bergier, ont enquêté sur ces avoirs en déshérence, les avoirs juifs et nazis. Nous leur avons ouvert toutes les portes, les armoires, les tiroirs, les coffres et les ordinateurs… Vingt-cinq rapports, très épais, ont été écrits. Personne n’a rien trouvé d’autre que ce que nous avions déclaré. Attendez… Je fais erreur… »
Elle semble rechercher dans sa mémoire un nom ou un dossier. La main au front, elle fait des efforts insensés de régénération de neurones afin de satisfaire notre curiosité. Je me tourne vers Alex : un clin d’œil complice me fait comprendre que lui aussi pense qu’elle en fait un peu trop.
« Nous avons
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