Le Coeur de la Croix
que
tout ce qui touche à ce domaine est du ressort de Rome, dont je suis ici
l’éminent représentant.
— Pour galvaniser les foules, répondit Héraclius.
— Mais ce n’est pas la Vraie Croix, fit Wash el-Rafid
sur un ton doucereux.
— Nul n’a besoin de le savoir. Les gens sont habitués
depuis près d’un siècle à son habit d’or et de perles. Il me suffit de le
montrer, garni d’un bois quelconque. Cela nous permettra de gagner du temps, en
attendant les secours. Qui sait, peut-être même l’emporterons-nous avant qu’ils
n’arrivent…
Châtillon, Ridefort et Wash el-Rafid échangèrent un regard.
Châtillon déclara :
— Nous ne voulons pas devoir notre salut à cette
menterie.
— Mieux vaut mentir que mourir, rétorqua hargneusement
Héraclius.
Châtillon regarda Kunar Sell et lui dit :
— Soulève-moi. Mène-moi à Sang-dragon, je n’en puis
plus de rester ici.
— Où allons-nous ? questionna celui qui était
désormais son écuyer.
— Au Temple.
Par là, Châtillon signifiait à Héraclius qu’il l’abandonnait
à son sort et s’en allait rejoindre ses compagnons – les Templiers
blancs – à l’esplanade du Temple, à l’est de la ville.
— Attendez ! protesta Héraclius. Vous ne pouvez
pas partir comme ça !
Le vieux patriarche était obligé de trouver un accommodement
avec Châtillon. Sans lui, il n’avait pas d’hommes ayant l’expérience de la guerre.
— Que me proposez-vous ? demanda Renaud.
— Que souhaitez-vous ?
— Les reliques noires.
— Elles sont à vous.
Châtillon se tourna vers Kunar Sell :
— Conduis-moi à mon lit, je reste.
Kunar Sell le saisit sous les bras, et entreprit de le mener
à sa chambre. En passant devant Wash el-Rafid, qui se tenait impassible,
l’arbalète à la main – et comme attendant un ordre –, Châtillon lui
souffla :
— Mets notre plan à exécution. Je crois que c’est
encore ce que nous avons de mieux à faire.
Wash el-Rafid le gratifia d’une révérence outrancière, et
parut voler – plus qu’il ne courut – vers la porte de la salle à
manger. Longtemps, ses pas résonnèrent dans l’escalier, qu’il dévala pour
gagner la rue et disparaître.
Les reliques noires n’étaient pas la Vraie Croix, mais aux
yeux de Châtillon elles la valaient bien. Aux yeux de Ridefort aussi ; de
même qu’à ceux de Wash el-Rafid, pour qui elles étaient sans prix.
Ces reliques étaient les instruments qui avaient servi à
supplicier Jésus le jour de la Crucifixion. Le Fouet et les Roseaux avec
lesquels Jésus avait été flagellé, la Couronne d’épines et la Sainte Lance en
faisaient partie. D’une certaine façon, la Sainte Croix était la
principale – mais celles que Châtillon avait réclamées à Héraclius étaient
les deux premières : le Saint Fouet et les Saints Roseaux.
Ces reliques lui conféreraient un pouvoir incroyable :
celui de procéder à leur humiliation. Renaud de Châtillon tremblait
d’excitation à l’idée d’interpeller Dieu à travers elles, et de lui dire :
— Laisseras-Tu Tes pires ennemis T’infliger un mal que
je puis T’épargner ? T’obstineras-Tu longtemps à ne pas Te montrer ?
Veux-Tu qu’un Dieu impie Te dicte sa loi ? Que Tes églises soient
converties en mosquées ? Tes prêtres décapités ? Tes nonnes
violées ?
Peu après le milieu de la nuit, alors que matines venaient
de sonner, Héraclius et Bernard de Lydda entrèrent dans le Saint-Sépulcre,
portant sur des coussins de soie rouge les reliques noires.
Un peu plus de deux cents personnes, toutes vêtues de noir,
se tenaient dans la nef comme à un enterrement. Des prêtres défroqués, mais
aussi de vieilles nonnes folles, des bigotes séniles, des Templiers blancs,
quelques soldats, des marchands avides ou ruinés, des curieux, des pervers, des
indécis, des qui s’étaient perdus, des prostituées accompagnées de leurs
clients, des voleurs d’enfants, des écorcheurs, et tous les mendiants de la
ville, les chauves, les tortes, les bègues, les aveugles, et bien entendu les
lépreux – tout ce que Jérusalem comptait de fripouilles, de tordus et de
malheureux s’était donné rendez-vous au Saint-Sépulcre, répondant à
l’invitation d’Héraclius à venir humilier les reliques.
« C’est trop beau pour être vrai ! » disaient
certains, auxquels on n’avait pas imposé le silence, mais au contraire
recommandé de parler tout
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