Le Coeur de la Croix
justement le contraire, objecta Balian. Ce que
vous nous proposez-là n’est rien d’autre qu’un suicide. Non seulement ce projet
est fou, mais en plus il est stupide et prétentieux.
Guidé par Kunar Sell, Châtillon se jeta sur Balian et le
gifla de toutes ses forces. La tête du vieil homme partit en arrière, et il fut
projeté à bas de sa chaise. Il se releva, péniblement, passant sa main sur sa
joue endolorie. Autour de Balian, quelques invités avaient sorti leur épée du
fourreau pour prendre sa défense et corriger Châtillon, mais Balian arrêta leur
geste :
— Inutile de faire couler plus de sang chrétien que les
Mahométans n’en verseront quand ils entreront dans la ville… Pour ma part, je
n’ai plus rien à faire ici.
Sur ce, il quitta la salle, suivi d’Algabaler et de
Daltelar – qui laissaient à regret une table chargée de victuailles
qu’eux-mêmes avaient dû rationner.
Le repas terminé, Héraclius se figea dans la contemplation
de la fine croix d’or sertie de pierreries qui pendait à son cou, et questionna
Châtillon :
— Votre projet est séduisant, mais n’est-il pas un peu
prématuré ?
Le patriarche était passé dans la journée regarder les
trésors du Saint-Sépulcre, et s’était demandé s’il n’y avait pas moyen de les
sauver. Qu’avait-il à gagner à résister ? Rien.
Pourrait-il sauver Jérusalem ? Non. Son âme ? Trop
tard. Son trésor ? Oui, peut-être…
Il partirait avec Pâques de Rivari, sa compagne, et
gagnerait Tyr, ou l’Italie. Il pourrait même être pape, s’il savait manœuvrer.
Après tout, il avait bien réussi à se faire élire patriarche de
Jérusalem – alors qu’il ignorait le latin – à la place de Guillaume
de Tyr. Manipuler les cœurs, parler à la foule, courtiser les dames, gagner
leur amour et le garder. Ça, il savait le faire. Tout comme il savait
empoisonner ; les dalles du cimetière étaient là pour en témoigner.
Ce qu’il avait voulu, ce dont il rêvait, c’était aller un
soir – à l’heure où les briques des toits se mettent à rougir, où le
soleil embrase de mille feux la flèche des églises – se promener sur les
remparts de la ville, la Sainte Croix à la main. Oh, comme il aurait parlé à
tous ! Comme il aurait su les conduire au combat, et comme – il en
était certain – il aurait su charmer même les anges !
Son nom aurait alors résonné pour l’éternité, auréolé d’une
gloire auprès de laquelle celle de Baudouin n’était rien !
N’avait-il pas entendu parler de ce miracle qui avait émaillé
la première expédition des croisés en Terre sainte ? Un dénommé Pierre
Barthélémy avait eu une vision, dans laquelle saint André lui disait où creuser
pour trouver la Sainte Lance. Fouillant le sol d’une ancienne cathédrale selon
ses indications, Barthélémy avait découvert un vieux fer rouillé, promptement
baptisé « fer de la Sainte Lance ». Les croisés – malgré
quelques sceptiques, que l’on avait convaincus en les menaçant du gibet –
avaient retrouvé le moral et s’étaient lancés à l’assaut d’Antioche, puis des
Turcs massés à Kourboqa.
À chaque fois, la victoire avait été de leur côté.
En vérité, Héraclius ne savait que penser de cette histoire.
Il avait lui-même donné, en échange de beaucoup d’argent, trop de certificats à
de fausses reliques pour croire tous ces racontars. Mais qu’importe :
l’effet sur les foules était indéniable. Il lui fallait la relique de la Vraie
Croix, non pour ouvrir la porte des Enfers, comme le souhaitait Châtillon, mais
pour gagner la foule à sa cause – et s’introniser chef de la
résistance !
Un héros.
— Châtillon, commença-t-il d’une voix qui se voulait
autoritaire, qu’avez-vous fait du reliquaire de la Sainte Croix que j’ai laissé
dans mon laboratoire la dernière fois que nous nous y sommes entretenus ?
Je n’arrive pas à mettre la main dessus… Un ange l’aurait-il emporté au
ciel ?
— Monseigneur, répondit Châtillon – qui hésitait
entre avouer et mentir –, je ne sais si je dois vous l’apprendre.
— Vous ne le savez peut-être pas, mais moi je vais vous
le dire : faites-le, et vite !
Châtillon fut saisi d’un doute, qui l’empêcha de parler
pendant quelques instants. Wash el-Rafid le tira fort heureusement de cette
indécision en interpellant Héraclius :
— Pourquoi en avez-vous besoin ? Vous savez
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