Le Coeur de la Croix
l’autre se veut le garant de la foi et de la liberté de
ceux qui vivent ici-bas.
Tous deux ont quelque chose de martial et de sacré. Le
Saint-Sépulcre avec ses tentures aux armes de Jésus, ses froides colonnes, son
air embué de vapeurs d’encens, ses murmures, ses répons, la mine grave et
pénétrée de ses pénitents, l’écho glacé de leurs pas et de leurs prières ;
le krak des Chevaliers, avec son dépouillement, la simple beauté de ses murs,
la mine pieuse de ceux qui s’y promènent dans de grands manteaux noirs à croix
blanche, ses Pater Noster qui résonnent de salle en salle, ses credo, ses
homélies. Là, on aide les hommes à monter jusqu’aux Cieux ; ici, on aide
Dieu à s’établir sur terre.
Tout opposées qu’elles soient, ces bâtisses sont
inséparables de l’esprit des croisés et sont l’exacte représentation de la plus
spécifique des nobles inventions du XII e siècle :
le moine chevalier.
La fine fleur de ce qui restait des Hospitaliers établis en
Terre absolue était réunie dans la salle principale du krak, prête à continuer
d’entendre le beau doux frère Morgennes, gardien du Saint Bois.
Emmanuel avait mené, par les hautes salles voûtées, les
escaliers et les couloirs en pierre du château, Massada et Fémie dans une
chambre attenante à l’un des dortoirs des moines chevaliers. Yahyah dormirait à
la cuisine, avec Babouche, sur un peu de paille étalée par terre. Carabas irait
aux écuries, rejoindre les trois cents chevaux et la centaine de chameaux qui
attendaient là leur cavalier, leur fardeau de flèches, de vivres ou d’eau.
Mais à leur arrivée, malgré l’heure tardive, afin de leur
témoigner l’estime dans laquelle était tenu Morgennes, et avant de l’écouter,
tous furent conduits à la grande salle du krak, au plafond clouté d’or et au
sol tapissé de joncs. Elle servait de réfectoire aux frères. Les chapitres des
Hospitaliers s’y tenaient, sous les hautes voûtes en berceau percées de trous
laissant passer la nuit. Aux piliers qui les soutiennent, et qui partagent la
salle en neuf, des chandelles de suif se consumaient en fumant, balafrant la
chaux des murs de longs traits noirs qu’il faudrait frotter au matin. Un
sergent en manteau noir à croix blanche jetait des bûches dans l’âtre :
ici les nuits étaient aussi froides que l’infini.
Les flammes du brasier commençaient à peine à réchauffer la
salle quand deux moines chevaliers entrèrent afin de servir une collation aux
nouveaux arrivants : au krak des Chevaliers, le repas rassasiait même les
plus affamés ; et jusqu’aux frères qui étaient punis – et donc
prenaient leurs repas sur les dalles du sol avec les chiens, non loin du
commandeur de la place – tous étaient bien nourris. On n’envisageait pas
de laisser sans force les corps de ceux qui devaient se battre et peut-être
mourir pour le Christ.
Partageant l’écuelle et le pain de froment de Morgennes,
Massada jetait des regards inquiets aux nombreuses personnes assises de l’autre
côté de la table.
Une douzaine de frères de l’Hôpital les contemplaient en
silence – à peine échangeaient-ils parfois un murmure –, mais on
devinait à leur mine sévère le nombre et la nature des questions qu’il leur
brûlait de poser : à Morgennes, à Fémie, à Massada, voire à Yahyah –
qui, aux cuisines, s’emplissait l’estomac d’un chapon.
Morgennes prit le temps de savourer chaque bouchée. Depuis
combien de temps n’avait-il pas mangé à satiété ? La nourriture au
bimaristan al-Nûrî était des plus frustes, quant à celle servie aux esclaves,
elle ne suffisait pas à les nourrir.
Il retrouva avec plaisir la saveur des aliments préparés par
les siens, et se délecta des sensations naissant dans son palais ;
sensations que la cuisine mahométane, trop épicée à son goût, ne lui procurait
pas. Amertume légère de la purée de pois, adoucie par le sucré d’une
datte ; moelleux de l’omelette aux œufs frais, rafraîchie par la menthe et
parfumée de barbotine. Le vin qu’on leur avait corné, coupé au miel et à la
cardamome, était un tel délice qu’il en oublia pendant un instant ce qu’il
avait vécu, ce qu’il allait dire, ce qu’il lui faudrait subir.
Le frère chargé de leur faire la lecture des Évangiles ferma
la lourde Bible posée sur un lutrin placé devant lui. Il n’y eut plus un bruit,
hormis celui du vent. Morgennes s’essuya la
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