Le combat des ombres
loyauté et de gratitude qu'à ceux qui se comportent avec égards envers vous. Cependant, il s'agit du roi, Ronan. Aussi garde ce commentaire pour toi. Je t'en voudrais de ce jugement.
– J'obéis, monseigneur. Et avec madame la comtesse ? Comment convient-il de se comporter ?
– Je ne compte pas l'informer, du moins pour le moment. Je souhaite qu'elle ignore tout de cette nouvelle, aussi longtemps que possible. Inutile d'ajouter à son inquiétude de retrouver la jeune Clémence. Cette incessante quête l'épuise. N'as-tu pas trouvé qu'elle avait maigri et qu'elle était plus pâle qu'à l'habitude ?
– J'ai, en effet, eu le sentiment que madame la comtesse cachait derrière son affabilité coutumière une grande fatigue.
– Je veillerai à ce qu'elle consente à prendre un peu de repos, mais la dame a caractère bien trempé, commenta le comte. En revanche, fait quérir mon grand bailli, Monge de Brineux, aussitôt.
– Il en sera fait à vos ordres, monseigneur, balbutia Ronan en s'inclinant avant de sortir du bureau de son maître.
Une fois la porte fermée derrière lui, le vieil homme dut s'arrêter afin de reprendre son souffle. L'appréhension lui obscurcissait l'esprit. Il tenta de se défendre contre une sorte de prémonition funeste. Que pouvait-il faire, tenter ? Certes, il était un homme libre mais de si peu d'importance. Messire Joseph de Bologne, le vieux médecin du comte. Lui, avec tout son savoir, pourrait peut-être inventer une parade, ou tenter une riposte. Certes, monseigneur Artus avait ordonné le silence. Toutefois, il n'avait évoqué que son épouse. Aussi Ronan se sentit-il fondé à avertir le savant et à requérir son aide, d'autant que messire Joseph était un des rares êtres en qui il eût confiance et dont la reconnaissance pour son maître ne connût aucun accommodement.
Joseph de Bologne s'appuya des deux coudes à son haut lutrin lorsque Ronan eut terminé de lui narrer l'effarante nouvelle d'une voix altérée. Il demeura silencieux quelques instants, fixant le vieux serviteur qui luttait contre les larmes.
– Est-ce bien tout ? s'enquit Joseph, incrédule.
– Rien d'autre, messire médecin.
– Qu'est cette extravagance ? s'exclama le savant.
– Je n'y comprends rien. Aussi suis-je venu vous consulter, chercher une explication auprès de vous.
– Venez, mon bon Ronan. Allons nous asseoir un moment afin de mettre en commun nos intelligences et de tenter de cerner ce qui se cache là-dessous. Car une chose est sûre : la papauté ne fait jamais rien sans excellentes raisons, même si ces raisons sont si lointaines et mystérieuses qu'on se perd à essayer de les percer.
Ronan suivit l' aesculapius . S'il y avait un moyen de venir en aide à son maître ou simplement une explication, cet homme les découvrirait.
Joseph de Bologne marmonna un moment, récapitulant les événements qui s'étaient déroulés depuis l'incarcération en murus strictus 1 d'Agnès de Souarcy, un cachot obscur et sombre dans lequel on enchaînait les accusés. Ronan patientait, sans trop savoir où se perdaient ses pensées. Sentir que la puissante machine qu'était l'intelligence de cet homme fouillait chaque recoin de l'histoire lui rendait un peu de son calme.
– Allons ! cria soudain le médecin. C'est un piège, à l'évidence, mais de quelle nature et à quelle fin ? L'Église a proscrit les ordalies il y a plus d'un siècle. Savez-vous pourquoi ?
Ronan hocha la tête en signe de dénégation.
– Parce que fort peu de gens, innocents ou coupables, résistent à l'épreuve du fer rouge et que, dans un duel judiciaire, c'est toujours la plus fine lame qui l'emporte, à moins, véritablement, d'une intervention divine, d'un miracle, et il en existe à ma connaissance bien moins que d'innocents qui se sont fait pourfendre lors de ces duels. À qui profitent véritablement les miracles ? Au miraculé, c'est évident, mais également à l'Église qui détient, en quelque sorte, le pouvoir de les faire survenir, que ce soit lors d'un procès ou d'un pèlerinage. Pourquoi donc remettre en cause celui qui vit le meurtre d'un petit seigneur inquisiteur fort remplaçable et dont la réputation était si sulfureuse qu'il aurait un jour terminé dans les geôles papales à l'instar de son odieux modèle, Robert le Bougre ? Pourquoi priver la population d'Alençon et des alentours du bonheur que Dieu soit intervenu pour défaire le
Weitere Kostenlose Bücher