Le combat des ombres
château avec fermeté mais sans inutile rudesse, avait engagée quelques semaines auparavant. Guillette était enjouée sans jamais devenir fatigante ou trop bavarde. Elle faisait preuve d'une vivacité d'esprit qui avait séduit Agnès au point qu'elle l'avait vite attachée à son service.
– J'ai presque élevé Clément au décès en couches de sa mère, ma suivante. Je m'inquiète donc de lui, précisa Agnès en tentant de conserver un débit aussi plat que possible.
– C'est preuve de belle charité, madame. Et puis il y a aussi la mine et Souarcy… Ça, ce n'est pas l'occupation et les tracas qui vous font défaut !
Elle tressa la lourde masse blond roux et l'enroula sur le bas de la nuque avant de poser la résille et les agrafes de cheveux qui la maintiendraient en place.
Changeant de sujet, elle s'enquit ensuite :
– Monseigneur Artus requiert le bonheur de votre compagnie pour le déjeuner, après sexte.
Un sourire éclaira le visage d'Agnès qui rectifia :
– Le bonheur sera mien, à l'habitude. Espérons que j'aurai retrouvé tout mon appétit d'ici là. Le cuisinier de mon époux ne cesse de nous surprendre de ses merveilles auxquelles j'ai fait piètre accueil les jours derniers.
L'anxiété se peignit sur le visage avenant de Guillette :
– Il vous faut manger, madame. J'ai remarqué que le tombé de vos robes était plus lâche. Or si gracieuse silhouette n'a guère besoin d'amincissement.
– Pose mon touret, veux-tu ? Ensuite tu me laisseras, gentille Guillette. J'ai envie de lire un peu avant l'heure de rejoindre mon époux.
– Bien, madame. Quel livre souhaitez-vous que je vous porte ? Je ne lis pas, mais si vous m'indiquez sa place dans la bibliothèque et la couleur de sa reliure, je le trouverai.
– Inutile, il ne quitte jamais mon chevet, déclara Agnès en désignant le coffre banc qui jouxtait le pied de son lit.
Dès après le départ de la servante, elle récupéra le volume, une merveille de délicatesse, un des innombrables présents d'Artus à la naissance du petit Philippe. Les Lais * de madame Marie de France, qu'il avait fait copier à Paris et enrichir d'adorables dessins. Le bel oiseau à longue queue de « Yonec » qui se transformait en amant y paradait. On y découvrait la fée de « Lanval », vêtue d'une cotte d'un bleu profond. La gueule menaçante, rouge sang, du loup-garou de « Bisclavret » s'entrouvrait sur une autre page. La couverture de ce joyau était un autre prodige. S'y répandait une brassée de fleurs minuscules faites de minces lamelles de nacre, de turquoise, d'émeraude, de rubis, d'améthyste et de jais. Sur la page de garde, la haute écriture nerveuse de son mari avait tracé :
J'ai choisi des fleurs immortelles afin qu'elles vous disent la permanence et la profondeur de mon amour pour vous, ma dame. À jamais.
Elle entama le lai narrant l'histoire de cette pauvre femme qui découvre que son époux est un loup-garou. Il lui sembla que les lignes tremblaient un peu et elle dut s'y reprendre à deux fois avant de parvenir à déchiffrer la première. La fatigue lui fit fermer les paupières. Que se passait-il, à la fin ? Elle n'était pas avec enfant. Elle consulterait messire Joseph dès qu'il rentrerait de sa promenade sylvestre. L'admiration sans borne que lui vouait Clémence, et ce qu'Agnès avait découvert du vieil homme depuis, le lui rendait cher. D'autant que messire Joseph connaissait la vie et les êtres aussi bien que l'un des précieux et obscurs ouvrages qu'il passait sa vie à parcourir. Il comprendrait qu'il ne devait pas alarmer le comte pour une stupide fatigue passagère et des vertiges.
En dépit de son malaise, Agnès parvint à maintenir figure enjouée durant tout le repas. Elle se contraignit à manger plus que d'appétit, animant la conversation du récit de ses récentes lectures, de ses négociations parfois ardues avec les forgerons, de ses promenades dans le parc. À l'habitude, le cuisinier s'était surpassé. Après une coupelle de fruits frais au vin doux, une fricassée de champignons aux épices et aux oignons, servie sur un fin tranchoir 4 rassis, composait le deuxième service. Un lièvre rôti en broche et agrémenté d'une sauce au vin, au vinaigre, à la marjolaine et à la cannelle le suivait. Toute à son désir de distraire son amour en lui dissimulant le désagréable tournis qui la déséquilibrait parfois, Agnès ne remarqua les efforts d'enjouement
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