Le combat des ombres
précipita dans la salle d'études de messire Joseph. Elle courut vers le vieil homme plongé dans une lecture. Il leva la tête du lutrin et demeura bouche entrouverte en constatant le ravage qui marquait le visage parfait de la comtesse. Elle ouvrit la main sans mot dire.
– Madame…
– Voici ce que je viens de découvrir cloué sous mon lit, annonça-t-elle d'une voix si détachée qu'elle ne la reconnut pas. Pas un mot à mon époux. Pas encore.
Il poussa les plumes du bout de l'index, se pencha afin de renifler l'agrégat noirâtre et déclara en transvasant le petit amas dans sa paume :
– Une carbonisation de matières organiques. Probablement des viscères. C'est fréquemment le cas. Un bel étalage de sorcellerie, à ne pas s'y méprendre.
– Ainsi s'explique cette incompréhensible fatigue, mon peu d'appétit… je suis victime d'un sort.
– Car vous ajoutez foi au pouvoir des sorciers ?
La pâleur cadavérique d'Agnès le renseigna. Le vieux savant reprit d'un ton apaisant :
– Madame, je suis un vieillard qui a vu tant de choses, qui les a toujours évaluées à l'aune de la science. Je vous le certifie : la puissance des sorciers réside dans la foi, dans la terreur qu'ils inspirent à leurs clients ou à leurs victimes, selon les cas.
– Il me suffirait donc de nier leur pouvoir pour être débarrassée de ce malaise qui va croissant ?
– Peut-être pas. Toutefois, ne l'oubliez pas, je suis à vos côtés.
Elle le quitta sur un sourire dépourvu de gaîté.
Mâchoires crispées, Joseph demeura un long moment paume ouverte, examinant le résidu noirâtre. Plusieurs hypothèses se succédèrent dans son esprit. Une seule persista, si ahurissante, si grave qu'il décida de patienter encore. Une erreur de sa part serait fatale à la comtesse.
1 1276-1319, fils de Philippe III et de Marie de Brabant.
2 Les poteries émaillées de Beauvais furent très prisées dès le xii e siècle.
3 Espace situé entre le lit et le mur.
Alençon et maison de l'Inquisition, Perche, septembre 1306
Artus d'Authon et Monge de Brineux avaient mené leurs montures à train d'enfer depuis l'aube naissante pour rejoindre Alençon peu avant none. Ils avaient démonté en chemin pour quelques minutes de repos et afin d'abreuver leurs chevaux, en profitant pour chasser d'un gobelet de cidre ou de vin la poussière des chemins qui leur irritait la gorge. L'épuisement de la course, tout autant que la nervosité de son cavalier, qu'il percevait à la pression de ses mollets, avait rendu Ogier, l'étalon noir du comte, irascible. Lorsque, parvenus devant l'auberge de la Taure-Attelée où ils comptaient nuiter, Artus mit pied à terre, le destrier renâcla, soufflant d'exaspération.
– Tout doux mon beau, le rassura son cavalier en lui flattant le col. Nous sommes enfin rendus et tu vas jouir d'un repos mérité. Là… apaise-toi.
L'aubergiste, un maître Taure aussi large que haut, se précipita vers eux, plié de respect – autant que le lui permettait la graisse qui lui ceinturait l'abdomen – et gonflé d'orgueil. Ce n'était pas tous les jours qu'il recevait deux si prestigieux personnages. Maîtresse Taure avait eu grand raison de le convaincre de lâcher quelques deniers afin d'améliorer l'intérieur de son établissement. Sans être luxueuses, les chambres en étaient maintenant assez coquettes pour accueillir des hôtes de qualité. Maîtresse Taure, qui l'aidait au service dans la grande salle commune, faisait montre de distinction, il devait l'avouer. Elle se réjouissait de côtoyer maintenant les notaires ou les mires qui avaient remplacé leur ancienne clientèle braillarde de saucissiers 1 . Au demeurant, elle ne s'adressait plus à ses clients qu'en termes choisis voire galants, bien que mélangeant parfois la signification des mots glanés des conversations d'un mercier 2 ou d'un échevin. Maître Taure avait d'abord émis quelques doutes quant au projet de son épouse de « relever leur condition », ainsi qu'elle le formulait. Certes, la considération des voisins importait, pas tant, toutefois, que les espèces sonnantes et trébuchantes qu'il comptait au soir, après la fermeture. Or, les saucissiers sont gens de belle ardeur et d'amusements bon enfant. Ils s'invitent volontiers après une ronde affaire, trinquent parfois plus que de raison, bref les gorgeons s'alignent au vif contentement du mastroquet. Maîtresse Taure avait argumenté avec finesse :
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