Le combat des ombres
vieux vêtements grisâtres de la poussière des chemins, menant par les rênes une haridelle de louage exténuée, pénétra dans l'immense cour du château qui donnait sur les jardins en pente douce, Ronan comprit qu'il ne s'agissait pas d'un pauvre voyageur requérant l'hospitalité et la générosité d'un verre d'eau et d'un quignon de pain. Quelque chose dans la démarche de l'homme qui avançait vers lui, dans son maintien, trahissait son rang.
L'homme le salua d'un hochement de tête. La poussière avait dessiné des rides noires autour de son regard bleu marine.
– Ronan, n'est-il pas ? s'enquit l'homme d'une voix plaisante.
Le vieux serviteur ne s'étonna qu'à moitié que le visiteur connût son prénom.
– Je souhaite rencontrer ton maître afin qu'il me permette de m'entretenir avec madame d'Authon. Veux-tu, je te prie, lui annoncer Francesco de Leone, chevalier de l'ordre de l'Hôpital.
Ronan s'inclina bas. Ainsi, c'était lui cet hospitalier qui avait sauvé Madame. Lui qui avait bravé le monstre Florin. Lui dont le comte s'était agacé, jaloux de son intervention auprès de la femme aimée. Le vieil homme ému murmura :
– Chevalier, grand merci de ma part, de notre part à tous, nous qui avons le privilège de côtoyer Madame.
Leone comprit immédiatement qu'il faisait allusion au jugement de Dieu.
– Grand merci à Dieu, mon bon Ronan. Peux-tu prévenir ton maître de mon arrivée ?
– Hélas… Il s'est rendu en la maison de l'Inquisition afin d'y comparaître volontairement… mais sur ordre royal. Messire Monge de Brineux, son grand bailli, l'escortait. Quant à madame, ah ! Dieu du ciel…
En dépit de l'épuisement de son interminable voyage depuis Chypre, Leone remarqua l'agitation grandissante de Ronan dont les yeux se remplissaient de larmes.
– … Chevalier, c'est la providence qui vous envoie de nouveau. Je n'y comprends plus rien… À la vérité, j'en viendrais à croire qu'une force mauvaise s'acharne sur nous depuis l'assassinat par un détrousseur de cette pauvre Raimonde, une vieille servante… Comme je m'en suis voulu de ne pas avoir accédé à sa prière d'être accompagnée les jours de marché… Qu'elle repose en paix. Vite suivez-moi, de grâce. Messire Joseph de Bologne, le médecin du comte, vous contera mieux que moi notre effroyable situation, derrière laquelle je perçois une main malfaisante mais terriblement puissante, au point d'influencer le roi, qui a retiré d'un coup son amitié d'enfance à mon maître. J'arrête de vous étourdir de propos incohérents… Je ne fais que jeter la confusion dans votre esprit. Je ne sais que faire, s'affola le serviteur, je me sens démuni. Vieil imbécile impotent que je fais !
Une heure plus tard, Francesco de Leone, qui avait écouté sans l'interrompre jamais la narration de messire Joseph, termina le repas que Ronan lui avait servi. Il émietta avec soin son tranchoir imbibé de sucs de viande et l'avala jusqu'à la dernière bouchée. Un us de pauvre qu'il chérissait d'habitude. Les fortunés jetaient leurs tranchoirs à leurs chiens ou les offraient aux gueux accrochés aux huis de leur enceinte. Pourtant, aujourd'hui, ce geste de nécessiteux ne lui procurait aucune satisfaction. La fureur se mêlait à son inquiétude. Tête baissée vers le bas de sa robe qui balayait le plancher à chaque pas, bras croisés derrière son dos, messire Joseph acheva son récit sur un lugubre :
– Vous savez tout, chevalier. Je n'ai omis nul détail, du moins ceux qui ont été portés à ma connaissance, afin de vous éclairer. Je vous l'avoue… je ne dispose que de peu de moyens pour retarder les effets du poison que l'on administre à Madame. Des vomissements provoqués après ingestion de lait qui n'ont d'effet que si le poison est toujours dans l'estomac, force fromages 1 en plus de tous les mets que lui prépare personnellement Ronan afin que nul ne puisse s'en approcher. Si l'enherbeur n'est pas découvert au plus vite, elle trépassera.
La gorge desséchée d'appréhension, Leone s'enquit :
– De quel poison s'agit-il ?
– Sauf à me tromper gravement et j'en doute, de plomb*. Les toxicatores les plus expérimentés l'utilisent depuis la plus haute Antiquité. Toutefois, peu de gens se doutent de son effroyable pouvoir, au point que nous sucrons nos vins les plus fins grâce à lui 2 .
– Avez-vous conçu un soupçon, aussi mince soit-il, sur l'identité de
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