Le combat des ombres
bien qu'un enfançon ? Qu'ils sont encore verts ?
Un étonnant sourire, que Leone ne lui avait jamais vu, rajeunit le visage austère qu'il avait jadis trouvé revêche. Elle répéta dans un murmure :
– Je suis si contente de votre venue. C'est un cadeau du ciel. Cependant, je me doute que votre devoir vous appelle et que, malheureusement, vous ne resterez pas longtemps.
– Lorsque notre Quête aura abouti, ma mère, je reviendrai plus longuement.
– Aboutira-t-elle jamais ? répliqua Annelette sans l'ombre d'une aigreur.
– Peut-être pas de notre vivant. Dieu seul le sait et je m'en remets à Lui.
– Amen.
Une petite semainière 7 de cuisine frappa à la porte :
– Pénétrez ! hurla Annelette d'une voix de stentor.
Avec un peu d'appréhension, la jeune sœur déposa un plateau au sol, à côté du fauteuil où s'était installé le chevalier en précisant :
– Ma mère, notre bonne pitancière Elisaba Ferron vous supplie de lui indiquer si elle a été trop chiche pour rassasier votre invité. Un second en-cas lui sera porté.
Leone baissa le regard. Cette Elisaba devait avoir eu coutume de nourrir des hommes affamés dans son passé laïc. Cinq épaisses tranches de pain tartinées de suif étaient recouvertes de filets de truite fumée au point qu'on les apercevait à peine. Un énorme morceau de fromage de brebis constituait le deuxième service. Une coupelle de fruits secs trempés dans du vin faisait office d'issue.
– Fichtre ! s'exclama Leone. Il y a là de quoi remplir l'estomac de deux hommes affamés.
La semainière disparut. Leone, en soldat qui connut la faim, demanda :
– Pourrai-je emporter le reste de ce festin afin d'aider à mon voyage ?
– Avec bonheur. Dieu nous l'a offert. C'est merveille de le partager avec vous. Contez-moi l'objet de votre visite.
– Le plaisir de vous revoir…
Elle l'interrompit, certaine toutefois qu'il ne s'agissait pas là d'un compliment de simple courtoisie :
– Les autres manuscrits de la bibliothèque secrète, ceux que vous n'avez pas emportés avec vous ? Rassurez-vous, ils sont sous ma garde et il ne fait pas bon tenter de me jouer un vilain tour !
Il pouffa. L'énergie de cette femme d'intelligence, capable de soulever des montagnes en dépit de son âge, le revigorait :
– Bien fol celui qui s'y risquerait, approuva-t-il. (Redevenant grave, il chercha ses mots :) Ma mère… Je fais un rêve, le même, depuis des années. Les détails importent peu mais sachez cependant qu'il gagne en précision, en cruauté aussi…
Les coudes appuyés sur son bureau, elle pencha le torse vers lui, ne perdant pas une de ses paroles.
– La nuit dernière, un autre personnage est apparu, sortant de l'ombre d'une absidiole d'église. Le rêve ne me l'avait jamais révélé jusqu'alors… Vous allez croire que je perds le sens mais… Je me suis mis en tête que vous étiez la seule à pouvoir me permettre de résoudre cette charade. Votre intelligence, votre science…
Annelette aurait ronronné de plaisir à tout autre moment. L'intelligence était pour elle le don suprême de Dieu. Cependant, la pesanteur de Leone, son sérieux douloureux lui fit oublier le contentement que lui procurait habituellement ce genre de compliment.
– Chevalier… pardon, mon fils – je ne m'y habitue pas –, les rêves ne sont pas nécessairement prémonitoires. Certains ne sont que de vulgaires embrouillements d'idées et de souvenirs que notre esprit nous restitue de façon si corrompue que nous n'y comprenons goutte. La tentation est alors grande d'y voir une divination.
Il aima sa façon sèche de scientifique de balayer le fatras de superstitions auxquelles s'accrochaient la plupart des gens.
– Toutefois, certains le sont, n'est-ce pas ?
– Si je me fie aux témoignages sérieux, émanant de gens qui ont la tête sur les épaules et les pieds plantés en terre, il semble bien que certains rêves, rares, puissent être prémonitoires. Faut-il y voir une mise en garde de Dieu qui choisit de nous guider ou une sorte d'intuition qui se libère à la nuit des contraintes que lui impose l'esprit ? Les deux, sans doute, car l'intuition nous vient du Seigneur.
– Celui-là l'est, j'en suis certain.
– Venant de vous, je le crois sans réserve.
– Or donc, la nuit dernière, cette femme, une abomination, m'est apparue dans le songe.
– La connaissez-vous ? Je veux dire,
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