Le combat des ombres
l'avez-vous déjà rencontrée un jour ?
– Non pas. Je m'en souviendrais. Elle est d'une beauté à couper le souffle. Haute de taille, élancée, de magnifiques cheveux blonds, ondulés, cascadant sur ses épaules. Des yeux comme des lacs de montagne, étirés vers les tempes, vert émeraude. Elle a surgi de l'absidiole et lorsqu'elle a voulu s'adresser à moi, un flot de sang rouge sombre…
– Madame de Neyrat ! cria Annelette.
Elle se redressa d'un bond et abattit son poing sur la lourde plaque de chêne avant d'éructer :
– La monstresse… Un démon tout droit sorti de l'enfer avec un visage d'ange. Votre rêve est prémonitoire, je vous l'assure ! (La panique la rattrapa et elle s'effondra dans son fauteuil, enfouit son front entre ses mains en balbutiant :) Ah doux Jésus… Ah mon Dieu… Veillez sur nous, tendre Vierge.
Leone fonça vers le bureau. D'un ton d'affolement, il pria :
– Ma mère, ma mère… De grâce, je vous en conjure, expliquez-vous.
Elle lui indiqua de faire silence d'un geste. Il s'écoula quelques instants qui semblèrent peuplés de présences malveillantes et invisibles.
Puis, les mains tombèrent, les paupières s'entrouvrirent et le regard bleu pâle se riva à celui de Leone. D'une voix étonnamment détachée, Annelette Beaupré expliqua :
– Peu après le décès de votre tante, de votre bien-aimée mère de substitution, notre douce Éleusie, une abbesse fut nommée. Quel charme, quelle débauche d'amitié. Elle fit montre d'une telle tendresse à notre égard. Je n'étais pas dupe. Aussi ne consentit-elle à aucun effort à mon endroit. C'est l'acolyte, que dis-je, la complice du camerlingue. C'est elle qui avait recruté Jeanne d'Amblin, notre ancienne tourière, afin d'exécuter ses basses besognes. Elle encore qui a enherbé cette dernière lorsqu'elle ne lui a plus été d'aucune utilité. Savez-vous qu'elle m'a menacée afin de récupérer les manuscrits ? Ils avaient déjà quitté les Clairets grâce à la valeureuse Esquive d'Estouville. J'avoue que madame Aude de Neyrat fut belle perdante. Elle quitta au plus vite l'abbaye afin d'éviter les hommes du bailli, sans même songer à se venger de moi. Je manque de termes afin de la qualifier. Lorsque j'ai parlé plus tôt d'un « démon tout droit sorti de l'enfer », n'y voyez qu'une formule toute faite et aisée d'utilisation. Il s'agit de bien plus que de cela. Elle n'est pas possédée et encore moins satanique. Étrangement, et au contraire de Jeanne d'Amblin et de Blanche de Blinot, je n'ai pas perçu de haine rongeante chez elle, mais plutôt une… l'accolement de ces trois mots dans le cas d'une assassine vous sidérera, mais c'est le seul qui me vienne à l'esprit : une allègre et inflexible détermination.
Une sourde angoisse étreignait Leone lorsqu'il quitta l'enceinte de l'abbaye. Le mal se rapprochait. Agnès d'Authon avait décidé de se rendre à Souarcy. Ce n'était pas les deux gens d'armes, lourds et obtus, qu'elle avait promis de réquisitionner qui pourraient lutter contre le fléau aux yeux émeraude. Cette femme agissait dans l'ombre, de derrière la tenture, depuis des années. Elle avait été à l'origine du trépas de nombre de moniales et de sa bien-aimée tante Éleusie. Elle était parvenue à se faire nommer abbesse, mascarade qui devait lui permettre de récupérer les manuscrits pour le compte du camerlingue. Elle n'avait pas hésité à recruter une prétendue malfaise afin d'enherber madame d'Authon sans même avoir à l'approcher. En bref, il s'agissait d'un des ennemis les plus sournois et les plus efficaces que Leone ait eu à affronter. Pourtant, seule une coïncidence, son amitié pour Annelette, avait permis à Leone de la flairer. Cela et son rêve. Dieu les assistait.
Protéger Agnès. Durant un fugace instant, il eut presque envie de remettre son voyage pour Chartres. Il ne le pouvait. Il lui fallait détruire le mal à la racine, au plus vite, l'éradiquer de telle sorte qu'il mettrait un temps fou pour renaître. Car le mal renaît toujours. Gagner du temps. Gagner du temps afin de sauver Agnès. Détruire la vipère.
1 Trébucher.
2 Ancêtre du football, du rugby et du hockey. Le jeu se pratiquait en tapant du pied, du poing voire du bâton dans un ballon d'étoupe recouvert de cuir.
3 La croix de l'ordre hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem évolua entre le xii e et le xiv e siècle. Le blason « d'argent à la croix
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