Le commandant d'Auschwitz parle
campagne de boycottage des magasins juifs, en avril 1933, se
solda par un échec. Non, la vérité est que la persécution des Juifs sombra dans
une indifférence abyssale. Les Allemands étaient mobilisés par les questions de
survie quotidienne et par la préservation de leur cadre de vie. Ils ne
virent littéralement pas les Juifs .
À l’occasion, ils se mobilisèrent pour sauver des griffes de
la Gestapo ou de la SS tel ou tel groupe qui leur était proche. C’est là que l’exception
évoquée plus haut prend toute sa résonance, car elle concerne des Juifs –
précisément les conjoints juifs de couples mixtes. Les nazis avaient pris
beaucoup de précautions dans leur définition du « Juif », car ils
craignaient à juste titre les réactions des proches « aryens ». C’est
ainsi que les personnes d’ascendance juive dans les familles aryennes
conservèrent jusqu’au bout de bonnes chances de survie. Mais en février 1943,
la Gestapo entreprit de rafler et de déporter les conjoints juifs de
chrétiennes. Aux cris de « Rendez-nous nos maris ! », les femmes
se massèrent devant les locaux où leurs maris étaient détenus, à Berlin. La
manifestation, qui allait grossissant, dura jusqu’à ce que, le 6 mars, Goebbels
ordonne la libération des maris juifs et même fasse rapatrier ceux qui avaient
déjà été déportés [148] .
Le contraste avec la passivité générale est à ce point saisissant que l’on ne
peut que souscrire au propos de Ian Kershaw : « Si elle fut le fruit
de la haine, la route d’Auschwitz fut pavée d’indifférence [149] . » Le
succès du livre de Goldhagen laisse à penser que cette vérité-là est encore
plus lourde à porter que le vieux reproche d’antisémitisme.
Bourreaux et victimes
Après ce détour – indispensable – par la société
concernée par le processus d’extermination, il est temps de revenir sur les
acteurs de première ligne, c’est-à-dire sur le face à face des exécuteurs et de
leurs victimes. Il s’agit de l’objet essentiel du récit de Rudolf Hoess, mais
aussi d’une des questions les plus brûlantes et les plus sensibles auxquelles
les chercheurs se sont attachés. Non sans soulever passions et controverses.
Concernant les bourreaux, il faut souligner l’avancée
majeure opérée par Christopher Browning avec son étude du 101 e bataillon
de réserve de la police allemande, engagé dans l’assassinat des civils juifs à
l’arrière des troupes allemandes [150] .
Son travail converge avec ce qui a été décrit plus haut pour ramener la
question de l’extermination du démoniaque vers l’ordinaire. Avec Browning, l’implication
de citoyens ordinaires dans les meurtres de masse, sans conditionnement d’aucune
sorte et sans grande transition entre leur vie ordinaire et l’activité de
tueurs en série, est devenue une quasi-évidence ; de même, suite à d’autres
travaux, que l’implication profonde de la Wehrmacht dans les crimes du régime.
Cette dernière question a soulevé, ces dernières années, un vif débat en
Allemagne.
Ces hommes étaient-ils aussi ordinaires que cela ? Une
chose est certaine : selon les critères psychiatriques en vigueur, ils
étaient normaux. Rudolf Hoess est un spécimen très représentatif de ces
serviteurs zélés de Himmler et Hitler. Ils étaient dans l’ensemble bien
éduqués, issus de bonne famille, avaient suivi des études supérieures et n’étaient
point dépourvus de convictions religieuses. Gitta Sérény, dans un livre
précurseur (et terrifiant), en livre un autre exemple avec Franz Stangl, le
commandant de Treblinka [151] .
On sait également qu’ils ne prenaient pas un risque mortel en refusant de
participer aux tueries, mais que la plupart le firent à la manière de Rudolf Hoess :
en s’efforçant de dissimuler leurs doutes et leur répugnance, qu’ils
assimilaient à une coupable faiblesse. Ainsi, chaque meurtrier s’ingéniant à
montrer aux autres le noble visage de la fermeté virile, l’extermination de
cinq millions et demi d’hommes, de femmes et d’enfants put-elle se dérouler
sans anicroche notable et dans le laps de temps record de trois ans.
Eric Johnson met cependant en question la thèse de la
normalité : il montre que les gestapistes qui faisaient des périodes sur
le front de l’Est en tant qu’agents exterminateurs n’étaient pas tant que cela
choisis au hasard dans la population allemande et qu’ils avaient subi
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