Le commandant d'Auschwitz parle
subalternes. Philippe Burrin pousse l’interprétation
en direction de l’arrière-plan psychologique de la décision : c’est devant
la perspective de son enlisement militaire en Union soviétique, qui se
profilait à l’automne 1941, qu’Hitler aurait franchi le pas et donné à sa
haine fanatique des Juifs la forme de l’extermination de masse.
À la même veine se rattache aussi la thèse publiée tout
récemment de Florent Brayard, jeune historien français [143] . Pressant l’analyse
du côté psycho-politique, il retrouve, par une voie toute différente, l’intuition
de Lucy Dawidowitz, intentionnaliste radicale et précoce, qui enracine la haine
hitlérienne dans les épisodes traumatiques de la défaite de 1918. Il s’en
sépare cependant rigoureusement en faisant subir à la décision un double
déplacement : il y a non pas une décision, mais une radicalisation
cumulative (interprétation fonctionnaliste), du moins entre le printemps 1941
et le printemps 1942. C’est alors – second déplacement – qu’est
prise une décision au sens classique du terme : celle d’accélérer l’extermination,
ou dans les termes mêmes de Hitler, d’« achever la migration du peuple
juif en un an ».
Dans ces interprétations de « troisième génération »,
Hitler joue un rôle central, car tout le processus décisionnel lui est
constamment référé, bien que son cercle proche soit étroitement mêlé à la
décision ; de plus, celle-ci s’entrecroise inextricablement avec la mise
en œuvre. Ces interprétations ont, en effet, le mérite d’approfondir le champ
du questionnement en direction du « passage à l’acte », de ses agents
et des milieux sociaux au sein desquels il s’opérait. Rudolf Hoess est un
échantillon plutôt représentatif de l’encadrement intermédiaire de l’entreprise
de mort sur lequel nous disposons maintenant d’une bonne information, mais il y
a, au-dessous, les subalternes – gardiens de camps, agents administratifs –
et, de proche en proche, tous ceux qui prirent une part active dans la
persécution, la déportation, puis l’extermination des Juifs.
Plus loin, il y a le corps social, d’où les Juifs ont été
extraits pour être exterminés. Et c’est, me semble-t-il, sur cette dimension
que l’historiographie a fait les avancées les plus significatives ces dernières
années.
La responsabilité allemande
Dans les premières décennies qui ont suivi la guerre, on s’est
en effet peu interrogé sur la nature de l’implication de la population
allemande dans les crimes de ses dirigeants. On s’est satisfait d’un tableau
sommaire, où un régime de terreur exercé contre toute résistance organisée ou
individuelle se conjuguait à un antisémitisme populaire profondément enraciné
pour expliquer ce qu’on appelait alors l’« Holocauste ». Les
historiens, Allemands pour la plupart, dont Karl Dietrich Bracher est un des
plus éminents représentants, s’en tenaient à une historiographie de type
classique où les régimes politiques et la politique internationale sont les
objets principaux.
Vers le milieu des années 1980, se produit un important
changement de perspective en direction de l’histoire sociale, de l’histoire
orale, bref une histoire « vue d’en bas ». L’ouverture de la
discipline historique aux sciences sociales y fut certainement pour beaucoup,
mais également le changement décisif de représentations de l’extermination qu’imprimèrent
les travaux de Raul Hilberg – son ouvrage majeur, La Destruction des
Juifs d’Europe , avait été publié dès 1961 aux États-Unis, mais ce n’est qu’avec
l’édition augmentée de 1985, suivie de sa traduction en Europe, que son
importance sera vraiment reconnue [144] .
Après lui, il fallut se rendre à l’évidence : l’extermination des Juifs d’Europe
ne pouvait avoir eu lieu sans l’implication zélée, et apparemment point trop
forcée, de pans entiers de l’administration civile, de corporations
professionnelles, des milieux économiques et industriels en Allemagne et hors d’Allemagne.
Du coup, le projecteur s’est déplacé en direction de la nature du régime nazi
et de ses relations avec la société.
Sous l’impulsion d’historiens comme Hans Mommsen, et surtout
Martin Broszat, toute une série de travaux est venue éclairer les comportements
de la société allemande sous la domination hitlérienne. On s’intéressa à
Weitere Kostenlose Bücher