Le commandant d'Auschwitz parle
celui qui a alimenté la première
controverse dont nous rappelions les grandes lignes dans la préface. Elle
mettait aux prises l’école intentionnaliste, qui défend la thèse d’un projet d’extermination
des Juifs arrêté précocement par Hitler et réalisé à la faveur de la guerre, et
l’école fonctionnaliste, qui fait du génocide le résultat d’un processus
catastrophique et meurtrier, mais jamais clairement délibéré. La première
vision a l’avantage, si l’on peut dire, de présenter un Hitler assez proche des
représentations populaires : un dictateur démoniaque et tout-puissant, mû
par une haine obsessionnelle, attendant son heure. Elle a l’inconvénient de
rendre assez mal compte de l’enchaînement des actes de persécution des Juifs,
qui ne se présente pas comme une progression cohérente et maîtrisée. La seconde
épouse au contraire assez bien le parcours chaotique qui mène vers Auschwitz,
mais elle a l’inconvénient, au mieux de dédouaner Hitler d’une partie de ses
responsabilités, au pire de le présenter comme un dictateur faible, dépassé par
une machine meurtrière dont il a favorisé l’apparition, mais qui par la suite s’est
emballée toute seule.
Aujourd’hui, si l’on suit l’historien anglais Ian Kershaw [142] , un assez large
consensus semble acquis entre les historiens autour d’une troisième voie entre
ces deux visions.
La décision d’extermination ne fut ni un processus aveugle,
ni un acte unique identifiable comme tel. Elle mûrit au sein d’une petite
poignée d’hommes au sommet de l’organisation SS, extrêmement proches de Hitler,
aux prises avec des logiques contradictoires qu’ils ont eux-mêmes déclenchées
et dont les tensions culminent entre le printemps et l’automne 1941.
Depuis l’entrée en guerre, le régime nazi avait mis fin à sa politique d’émigration
forcée des Juifs du Reich et s’était mis à envisager leur déportation, nommée « réinstallation ».
Les conquêtes brutales en Europe de l’Est ont fourni une destination : les
Juifs seraient « réinstallés » à l’Est. Seulement, les populations
juives de ces territoires de l’Est étaient encore beaucoup plus importantes que
la petite communauté juive allemande, ou du moins ce qu’il en restait en 1941 –
160 000 personnes.
Les gouverneurs nazis de ces territoires ont alors entrepris
le regroupement en ghettos des Juifs tombés sous leur coupe et leur exploitation
esclavagiste au service de l’Allemagne. Au printemps 1941, Hitler et ses
généraux préparent l’invasion de l’URSS, qu’ils attaquent par surprise en juin 1941.
La campagne de Russie, baptisée « Barbarossa », devait, pour être
victorieuse, marquer des avancées décisives au cours de l’été 1941. C’est
au cours de cette préparation que le premier ordre d’extermination systématique
de Juifs a été donné : il concerne les commissaires politiques soviétiques
et les « partisans juifs ». On sait que dans l’esprit d’Hitler,
existait une profonde confusion entre les communistes et les Juifs – le « judéobolchévisme »,
à ses yeux la quintessence du mal. Quelques semaines après le début de
Barbarossa, l’extermination déborde le cadre prévu et ce sont les populations
civiles, hommes, femmes, enfants et vieillards, qui sont exterminées à la
mitrailleuse par les escadrons de la mort que furent les Einsatzgruppen .
Le débordement fut-il spontané ou y eut-il des ordres
officieux d’en haut ? Il n’y a pas de trace écrite d’un tel ordre, mais
les historiens penchent pour la seconde hypothèse – « en haut »
étant le petit groupe de dirigeants SS, où dominent Himmler, Heydrich et Goebbels,
en relation étroite avec Hitler. Cette première extermination rencontre la
déportation des Juifs du Reich, décidée à l’automne 1941. Les conditions
de cette déportation, dans des territoires livrés au chaos et aux massacres sur
le front oriental, d’une part, et à la persécution intense des Juifs en
Pologne, d’autre part, ne laissaient aucune chance de survie aux Juifs du
Reich.
L’hypothèse de Philippe Burrin est alors celle qui prévaut
aujourd’hui : la déportation à l’Est des Juifs occidentaux, commencée à l’automne 1941,
équivalait à une décision d’extermination de tous les Juifs européens, la
conférence de Wannsee, en janvier 1942, ne constituant dans le processus
qu’une réunion technique entre
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