Le commandant d'Auschwitz parle
situation politique du Reich en 1923 était
tellement tendue qu’un renversement du régime, provenant d’un côté ou de l’autre,
paraissait inévitable. J’étais certain que nos camarades viendraient nous
libérer au bon moment. L’échec du « putsch » hitlérien du 9 novembre 1923
aurait dû dissiper mes illusions mais je continuais à espérer une nouvelle
conjoncture favorable. Mes deux défenseurs avaient beau m’expliquer que je me
trouvais dans une situation des plus sérieuses et qu’une condamnation à mort
ou, dans le meilleur des cas, une condamnation à de longues années de prison n’étaient
nullement exclues, compte tenu de la nouvelle composition de la haute cour et
des mesures sévères prises contre toutes les organisations patriotiques :
je ne pouvais ni ne voulais y croire. Tant que durait l’instruction nous
jouissions de tous les privilèges possibles, car il y avait parmi nous beaucoup
plus d’éléments de gauche, surtout des communistes, que de membres des partis
de droite. Zeigner, ministre de la Justice de Saxe, partageait notre sort,
accusé de trafics et de prévarication. On nous permettait d’écrire et de
recevoir des lettres et des colis. Abonnés aux journaux, nous étions au courant
de tout ce qui se passait au-dehors, mais à l’intérieur de la prison les
mesures d’isolement étaient très strictes : on nous bandait les yeux
chaque fois qu’on nous faisait sortir de nos cellules et nous ne pouvions
maintenir le contact avec nos camarades qu’en nous interpellant de temps à
autre à travers les guichets. C’est seulement pendant le procès, lorsqu’on nous
conduisait au tribunal ou qu’on nous laissait sans surveillance pendant les
interruptions de séances, que j’ai pu m’entretenir plus longuement avec mes
amis, et nos conversations me paraissaient beaucoup plus importantes et plus
intéressantes que le procès lui-même. La proclamation du verdict [25] nous laissa
complètement indifférents et nous rentrâmes en prison, ce jour-là, gais,
insouciants, en chantant nos vieux airs de combat. Je ne crois pas que c’était « l’humour
du condamné à la potence », comme on dit en allemand, qui nous animait.
Pour ma part, je me refusais toujours à croire que je serais appelé à purger ma
peine.
Le dur réveil ne se fit pas attendre. Peu de temps après, j’étais
transféré dans un pénitencier, et un monde nouveau, jusqu’alors inconnu, s’ouvrit
devant moi. À l’époque, le séjour dans un pénitencier prussien n’avait rien d’une
villégiature.
Toute notre vie était réglée jusque dans ses plus infimes
détails. Nous étions soumis à une discipline strictement militaire. On exigeait
de nous l’exécution méticuleuse d’un pensum quotidien calculé avec précision.
La moindre entorse au règlement entraînait une punition sévère et d’autant plus
pénible qu’elle servait de prétexte aux fonctionnaires pour donner un avis
défavorable à toute sollicitation de grâce ou plus exactement d’allégement de
peine.
Rangé dans la catégorie des criminels politiques, j’étais
seul dans ma cellule. C’était là mon unique privilège et, au début, après avoir
passé neuf mois de solitude complète dans la prison de Leipzig, je n’en était
nullement enchanté. Mais, par la suite, j’ai pu apprécier cette faveur. La vie
dans les grandes salles communes comporte certes quelques petits agréments,
mais ayant ma cellule à moi je pouvais organiser ma journée de travail à ma
guise, sans m’occuper des autres. Avantage particulièrement précieux, j’étais
soustrait à la terreur que les criminels de droit commun faisaient régner dans
les salles communes. Ce n’est que de loin que j’ai acquis quelques notions de
cette terreur à laquelle étaient impitoyablement soumis tous ceux qui n’appartenaient
pas à cette catégorie et qui ne partageaient pas leurs idées : l’administration,
pourtant si efficace, des prisons prussiennes était impuissante à réagir contre
ces procédés [26] .
Jusqu’alors j’avais cru qu’après tant d’aventures, après
tant de déplacements dans des pays lointains, après tant de rencontres avec des
hommes de toutes les conditions, je n’avais plus rien à apprendre sur la nature
humaine. Mais au contact des criminels du pénitencier, je m’aperçus rapidement
de mon erreur. Isolé dans ma cellule, j’avais pourtant l’occasion de rencontrer
tous les jours d’autres
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