Le commandant d'Auschwitz parle
à maintes
conversations à travers les guichets. Un mari et une femme échangeaient leurs
plaintes et cherchaient à se consoler mutuellement. Des complices d’un crime s’accusaient
réciproquement de trahison. D’autres se livraient à des confidences qui
auraient permis au procureur de dévoiler les dessous des crimes les plus
mystérieux.
Dès ce moment-là, je m’étonnais en voyant les prisonniers
révéler, avec tant de désinvolture, à travers les guichets, leurs secrets les
plus intimes. Était-ce le fardeau de la solitude qui incitait à cette franchise ?
Était-ce le besoin de communiquer avec autrui, propre à tout être humain ?
Pendant la durée de l’instruction, ces conversations étaient pourtant très
limitées et rendues dangereuses en raison du contrôle permanent que les gardiens
exerçaient sur les cellules. Au pénitencier, par contre, aucun gardien n’intervenait
tant qu’il n’y avait pas d’éclats de voix.
Dans notre pénitencier de Brandenburg il y avait trois
catégories de prisonniers soumis au régime d’isolement :
1. criminels politiques par conviction et jeunes
criminels de droit commun auxquels on accordait cette faveur parce qu’ils
étaient condamnés pour la première fois ;
2. criminels brutaux et violents qui s’étaient rendus
impossibles dans les cellules communes où ils semaient le désordre ;
3. prisonniers qui s’étaient fait détester dans les
cellules communes soit parce qu’ils refusaient de se soumettre à la terreur
exercée par les criminels, soit parce qu’ils avaient trahi leurs camarades,
craignaient leur vengeance et cherchaient à se mettre à l’abri.
Tous les soirs, j’entendais leurs conversations en pénétrant
de plus en plus profondément dans la psychologie du monde du crime. Par la
suite, pendant la dernière année de mon internement, lorsque je travaillais aux
écritures dans la chambre de manutention, j’ai eu la possibilité de compléter
mes connaissances par un contact quotidien et personnel avec ce milieu.
Le vrai criminel, par disposition ou par vocation, a
définitivement renoncé à la communauté des citoyens. Il la combat en commettant
ses crimes, il ne veut pas y entrer et considère le crime comme « sa
profession ».
Il éprouve un sentiment de solidarité uniquement dans la
mesure où cela peut lui être utile, à moins qu’il ne se trouve, à l’instar d’une
fille soumise vis-à-vis de son souteneur, dans l’impossibilité de s’y
soustraire. Des notions morales telles que la fidélité et la foi lui paraissent
aussi ridicules que la notion de la propriété. Il considère sa condamnation,
son séjour en prison comme une malchance professionnelle, un accident de
travail, une panne et rien de plus. Il cherche à organiser le temps pendant
lequel il purge sa peine de la façon la plus agréable. Renseigné sur de
nombreuses prisons, leurs particularités, le caractère des gardiens chefs, il
vise à être transféré dans l’établissement qui lui convient le mieux. Il n’est
plus capable du moindre élan de tendresse humaine. Il récuse le moindre effort
de ceux qui voudraient l’éduquer, le ramener par la bonté sur la bonne voie.
Mais il est capable de jouer le pécheur repenti pour des raisons tactiques dans
l’espoir d’obtenir un allégement de sa peine. Brutal et vulgaire, il éprouve
une véritable jouissance lorsque l’occasion se présente à lui de fouler aux
pieds les sentiments sacrés des autres.
Un exemple suffira pour illustrer cette attitude. En 1926-1927,
l’administration s’était décidée à appliquer aux forçats des méthodes
humanitaires et libérales. On organisait entre autres le dimanche après-midi,
dans la chapelle de l’établissement, des réunions musicales avec le concours
des plus grands artistes de Berlin. J’y ai entendu chanter l’ Ave Maria de Gounod par une célèbre cantatrice de notre capitale, avec une perfection et
une sensibilité des plus rares. La plupart des prisonniers en étaient fort émus
car il fallait vraiment avoir le cœur endurci pour ne pas être bouleversé par
cette musique. Mais il y en avait d’autres qui restaient réfractaires. À peine
la mélodie avait-elle pris fin que j’entendis un vieux bandit qui se tenait
près de moi s’adresser à son voisin : « Dis donc, Édouard, t’as
reluqué les diamants ? » C’est tout ce qu’un criminel, antisocial au
vrai sens du terme, avait pu retirer d’une exécution
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