Le commandant d'Auschwitz parle
chef du camp et les chefs de compagnies
lui firent leurs rapports. Après lecture du verdict, le premier prisonnier, un
petit ouvrier qui n’avait pas froid aux yeux, fut couché sur le cheval d’arçon.
Deux soldats le tenaient par la tête et les mains ; deux chefs de blocs se
mirent à lui assener coup sur coup en se relayant. Le prisonnier ne poussa pas
le moindre cri.
Le deuxième condamné, un prisonnier politique au corps
puissant et aux larges épaules, allait se conduire tout autrement. Dès le
premier coup il poussa un cri sauvage et essaya de s’arracher à la poigne des
soldats. Le commandant lui ordonna à plusieurs reprises de se tenir tranquille,
mais il continua à hurler jusqu’au dernier coup. Je me tenais au premier rang
et j’étais ainsi obligé de ne rien perdre de ce spectacle ; si je m’étais
trouvé au deuxième rang j’aurais détourné les yeux. Les cris me donnèrent le
frisson. J’étais saisi d’effroi. Plus tard, surtout après le début de la
guerre, j’ai assisté à pas mal d’exécutions, mais je n’ai jamais éprouvé une
sensation aussi pénible que ce jour-là.
Dans les pénitenciers, les peines corporelles étaient
abolies depuis la révolution de 1918. L’employé jadis chargé de les appliquer
était encore en service : nous l’appelions « le briseur d’os ».
C’était un homme brutal, à l’aspect repoussant ; il sentait toujours l’alcool
et les prisonniers étaient pour lui de simples numéros. On pouvait très bien l’imaginer
en train de battre les prisonniers. Dans la cave où l’on nous mettait aux
arrêts, j’ai eu l’occasion de voir les bâtons dont on s’était servi pour
appliquer les peines corporelles et je frissonnais en me les représentant entre
les mains du « briseur d’os ».
Par la suite, lorsque je fus obligé d’assister avec ma
troupe à l’application de ces peines, je me suis toujours glissé dans les
derniers rangs. Plus tard encore, lorsque je fus promu chef de bloc [31] , j’ai pu me
défiler tant bien que mal surtout au moment de la bousculade ; cela n’était
pas tellement difficile car un bon nombre de mes collègues ne demandait pas
mieux que de me remplacer. Lorsque je devins chef de la garde du camp, il ne me
fut plus possible de prendre cette liberté mais mon devoir me répugnait. Enfin
lorsque je fus appelé, comme commandant du camp, à prononcer moi-même l’application
de la peine corporelle, je n’assistai que très rarement à l’exécution : d’ailleurs
je n’ai jamais prononcé mon verdict à la légère. Je ne saurais pas expliquer
pourquoi l’application de cette peine-là m’inspirait une horreur particulière.
J’ai connu à l’époque un autre Blockführer qui partageait
les mêmes sentiments et qui disparaissait régulièrement au moment des
exécutions : c’était Schwarzhüber, le futur chef de la garde des camps de Ravensbrück
et de Birkenau. Ceux des chefs de blocs qui tenaient à tout prix à assister à
ces scènes pénibles étaient presque tous des créatures perfides, brutales,
violentes et vulgaires, et se montraient comme tels même vis-à-vis de leurs
camarades et de leurs familles. Pour eux les prisonniers n’étaient pas des
êtres humains. Trois d’entre eux se sont pendus en prison lorsqu’ils furent
inculpés, des années plus tard, de sévices exercés dans d’autres camps. Mais il
y avait aussi dans la troupe pas mal de SS qui considéraient la bastonnade
comme un spectacle attrayant, comme une espèce de jouissance populaire. Ce n’était
certainement pas mon cas.
Je servais encore à Dachau lorsque je fus témoin de l’incident
suivant : des sous-officiers SS [32] employés à la boucherie du camp, assistés par des prisonniers, avaient organisé
un trafic illégal sur une vaste échelle et quatre d’entre eux se virent
infliger par un tribunal de Munich (à l’époque il n’y avait pas encore de
tribunaux spéciaux pour SS) des peines d’emprisonnement. Leur dégradation
publique eut lieu devant la garde du camp réunie au complet. Notre chef Eicke
leur arracha de ses propres mains leurs insignes et galons, les fit défiler
devant les diverses compagnies et les remit alors entre les mains de la
justice. Il prononça ensuite un long discours ; il nous fit savoir qu’il
aurait préféré les interner au camp en compagnie de leurs complices et les
rouer de coups de bâton, mais le Reichsführer SS [33] lui en aurait
refusé
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