Le commandant d'Auschwitz parle
l’autorisation. Le même sort, continua-t-il, attendait tous ceux qui
prendraient contact avec les internés, que ce soit dans une intention
criminelle ou par compassion, les deux motifs étant aussi répréhensibles l’un
que l’autre. Faire acte de charité à l’égard des « ennemis de l’État »
serait une faiblesse dont ceux-ci profiteraient aussitôt. Un sentiment de pitié
pour ces hommes serait indigne d’un SS : dans les rangs de la SS, pas de
place pour les « mous » ; ceux-ci feraient aussi bien de se
retirer dans un couvent. On avait besoin d’hommes durs et décidés : ce n’est
pas en vain qu’ils étaient toujours armés de fusils chargés et qu’ils portaient
la tête de mort sur leur casquette. Les SS étaient les seuls soldats à être
jour et nuit, même en temps de paix, en contact avec l’ennemi, cet ennemi qu’ils
gardaient derrière les fils de fer barbelés.
Pour un soldat, une dégradation, une expulsion des rangs de
son unité est toujours une chose pénible ; en ce qui me concerne j’étais
particulièrement ému parce que j’y assistais pour la première fois. Mais c’était
surtout l’admonestation d’Eicke qui m’avait rendu songeur. Je ne me faisais pas
une idée nette des « ennemis de l’État », de l’« adversaire
derrière les fils de fer barbelés », car je ne les connaissais pas encore.
L’occasion de les connaître à fond allait bientôt se présenter à moi.
Après avoir servi pendant six mois dans la troupe, je fus
transféré un beau jour dans le camp comme Blockführer : Eicke venait de
donner l’ordre aux gradés les plus anciens (Führer et Unterführer) de quitter
les rangs pour être employés à l’intérieur du camp et je me trouvais du nombre.
Ce changement ne me plaisait pas du tout. Je me présentai
chez Eicke pour lui demander, à titre de faveur spéciale, de rentrer dans la
troupe. J’étais, lui dis-je, soldat par vocation et seul l’espoir de redevenir
soldat m’avait poussé à m’inscrire dans les SS actifs.
Eicke connaissait très bien mes antécédents. À son avis, mon
expérience me rendait particulièrement apte à la surveillance des prisonniers.
Par ailleurs il ne voulait faire d’exception pour personne. Son ordre était
formel : puisque j’étais soldat je n’avais qu’à obéir.
À ce moment-là, j’ai éprouvé un grand regret d’avoir
abandonné le travail pénible, mais libre, auquel je m’étais adonné pendant les
années précédentes. J’aurais voulu reprendre le dur labeur des champs. Mais il
n’était pas question de revenir en arrière : n’avais-je pas fait mon choix ?
Blockführer à Dachau
J’inaugurai mes nouvelles fonctions avec un sentiment
étrange. Un monde nouveau s’ouvrait devant moi, un monde auquel je resterais
enchaîné pendant les dix années suivantes.
Certes, j’avais derrière moi six ans de prison. J’avais
suffisamment appris à connaître la vie et les mœurs des prisonniers, leurs
joies et leurs peines, leur mentalité et leurs misères, mais il n’y avait rien
de commun entre un pénitencier et un camp de concentration : j’avais tout
à y apprendre.
Avec deux autres novices, Schwarzhüber et Remele [34] , on me lança sur
les internés sans m’avoir donné la moindre instruction préalable.
Le soir, à l’appel, je me sentis quelque peu gêné devant ces
forçats confiés à ma charge. Ils jetaient des regards curieux sur leur nouveau « chef
de compagnie » (c’est ainsi qu’on appelait alors les Blockführer). Quelles
questions se posaient-ils en m’observant ? C’est seulement plus tard que j’ai
pu trouver la réponse.
Mon « Feldwebel » (c’est ainsi que l’on appelait
alors les doyens de bloc) était chargé de la surveillance directe de la « compagnie »
(par la suite dénommée block). Lui et ses cinq « caporaux » (chefs de
chambrée) étaient des prisonniers politiques, des communistes chevronnés, mais
ils avaient été soldats et aimaient les souvenirs de leur service militaire.
Ils enseignaient l’ordre et la propreté aux internés dont la plupart entraient
au camp sales et dépenaillés : je n’avais jamais à intervenir dans ce
domaine. Les internés, de leur côté, faisaient de leur mieux pour ne pas se
faire remarquer par leur mauvaise tenue car, selon leur conduite et les
résultats de leur travail, ils pouvaient être libérés au bout de six mois ;
si leur rééducation n’était pas
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