Le commandant d'Auschwitz parle
au moment de ma libération que mon
collègue de la manutention vint m’avouer qu’il avait inventé ce bobard ;
mon voisin de cellule avait rédigé la plainte dans l’unique but de causer du
tracas au directeur parce qu’il avait refusé son recours en grâce. Il y avait
vraiment une grande distance entre la cause et l’effet.
Dans mon nouvel emploi, il m’était aussi loisible d’observer
l’arrivée des nouveaux prisonniers avec tout ce que cela comportait d’imprévu.
Le professionnel se présente avec assurance et arbore un sourire insolent. La
peine la plus dure ne l’impressionne pas : toujours optimiste, il espère
déjà quelque conjoncture favorable. Dans des cas très fréquents, il n’a passé
que quelques semaines « dehors » : c’est comme s’il rentrait d’un
congé dans sa demeure permanente. Celui, par contre, qui est condamné pour la première
fois, ou qui a récidivé par un concours de circonstances malheureuses, franchit
le seuil de la prison triste, déprimé, timide, peureux et avare de paroles. La
souffrance, le malheur, la misère, le désespoir se lisent sur son visage :
un psychanalyste ou un sociologue y trouverait ample matière pour sa
documentation…
En fin de journée, j’étais toujours heureux de rentrer dans
ma cellule, après tout ce que j’avais vu et entendu. Je revivais mes
impressions et j’en tirais des conclusions. Je me plongeais dans mes livres,
mes journaux et dans les messages de mes amis. Ils élaboraient déjà des projets
pour mon avenir après ma libération. Leur touchant désir de ranimer mon courage
me faisait sourire : mon caractère s’était endurci et je n’avais plus
besoin de réconfort. J’avais devant moi encore cinq années de prison et pas le
moindre espoir de voir ma peine allégée. Plusieurs recours en grâce présents au
président von Hindenburg par des personnalités influentes, et même l’intervention
directe d’un de ses amis intimes s’étaient chaque fois heurtés à un refus
catégorique motivé par des considérations politiques. J’avais renoncé à tout
espoir de « sortir » avant d’avoir purgé ma peine. Je me sentais
suffisamment fort pour subir « le reste » de mon internement sans
trop de dommages physiques ou moraux. J’avais aussi mes propres projets d’avenir :
je voulais me perfectionner dans les langues pour m’en servir dans mon métier
futur. J’avais tout prévu, excepté… une libération anticipée !
Elle me fut accordée au moment où je m’y attendais le moins.
D’une façon tout à fait inattendue et soudaine, l’extrême gauche et l’extrême
droite du Reichstag s’étaient trouvées d’accord pour voter une amnistie [28] : l’une et l’autre
avaient tout intérêt à faire libérer leurs prisonniers politiques. Au bout de
six ans de prison, je rentrais dans la vie normale. Avec beaucoup d’autres, je
redevenais un homme libre.
Je deviens agriculteur
Aujourd’hui encore, je me revois sur le grand escalier de la
gare de Potsdam, en plein centre de Berlin, plongé dans la contemplation de la
foule qui allait et venait sur la place. J’y serais resté indéfiniment si un
passant ne m’avait interpellé pour me demander ce que je cherchais. Je le
regardai d’un air ahuri et lui répondis d’une façon tellement stupide qu’il s’enfuit
aussitôt. Le spectacle qui s’offrait à mes yeux me paraissait irréel : je
me serais cru au cinéma. Ma libération avait été trop subite, trop inattendue,
et tout me semblait encore invraisemblable et étrange.
Une famille berlinoise de mes amis m’avait invité par
télégramme à descendre chez elle. Je connaissais bien notre capitale et la
maison où l’on m’attendait n’était pas éloignée ; toutefois il me fallut
beaucoup de temps pour y parvenir. Pendant les premiers jours j’avais le
sentiment de rêver et je me suis fait régulièrement accompagner par quelqu’un
lorsque je sortais dans la rue parce que je ne faisais pas assez attention aux
signaux d’arrêt et au trafic incessant des voitures.
Il me fallut du temps pour m’adapter à la réalité. Mes amis
s’efforçaient par tous les moyens de m’être agréable ; ils m’entraînaient
au théâtre, dans les cafés, les restaurants, les réunions pour me remettre dans
le train.
C’en était presque trop pour moi ; mes esprits étaient
brouillés et j’aspirais au calme. Je voulais quitter aussi rapidement que
possible le bruit de la
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