Le commandant d'Auschwitz parle
prisonniers. J’étais obligé de confier cette tâche à des subordonnés aussi
peu recommandables que Fritzsch, Meier, Seidler et Palitzsch, tout en sachant d’avance
qu’ils ne dirigeraient pas le camp conformément à mes idées et à mes
intentions.
Mais je ne pouvais suffire à tout. Un choix s’imposait à moi :
il fallait m’occuper uniquement des prisonniers ou poursuivre avec toute l’énergie
possible la reconstruction et l’agrandissement du camp. Dans un cas comme dans
l’autre, il fallait s’engager tout entier, un compromis était impensable. Or,
la construction et l’agrandissement du camp étaient ma tâche essentielle et
devaient le rester au cours des années suivantes, même lorsque maintes autres
besognes vinrent s’y ajouter. C’est à cette tâche que je vouai tout mon temps,
toutes mes pensées. C’est à elle que je devais subordonner tout le reste, car c’est
seulement ainsi que je pouvais diriger l’ensemble.
Glücks m’a souvent accusé de vouloir tout faire par moi-même,
sans laisser travailler mes subordonnés. Je n’avais, me disait-il, qu’à les
prendre tels qu’ils étaient et me résigner à leur incompétence et à leur
inefficacité.
J’avais beau lui expliquer que je disposais à Auschwitz d’un
personnel extrêmement mal choisi dont l’incapacité, la négligence et la
mauvaise volonté m’imposaient la nécessité absolue de me charger moi-même des
besognes les plus urgentes : pour sa part, il se refusait à accepter mes
arguments. Il était d’avis qu’un commandant devait être capable de diriger le
camp entier et de le tenir en main sans quitter son bureau, en se contentant de
donner des ordres par téléphone et de faire occasionnellement une petite
promenade d’inspection. Sainte simplicité ! Glücks n’avait jamais
travaillé dans un camp et il était incapable de comprendre mes ennuis.
Les critiques de mon chef hiérarchique me plongeaient dans
le désespoir. J’avais engagé toute ma personne dans l’accomplissement de ma
tâche, mais pour lui c’était un excès de zèle, une espèce de jeu qui m’empêchait
de voir clair.
Le Reichsführer vint nous rendre visite en mars 1941 [59] . Il nous traça un
nouveau programme, encore plus important que le précédent, mais ne nous apporta
pas la moindre aide pour pallier les besoins les plus urgents.
Mon dernier espoir d’obtenir des collaborateurs plus dignes
de confiance avait désormais disparu. J’avais parmi mes subordonnés quelques
braves gens, mais malheureusement ce n’était pas eux qui occupaient les postes
importants. Il ne me restait qu’à me chamailler avec les responsables, à les
surcharger de besogne, à leur demander des choses qu’ils étaient incapables d’accomplir.
Dans cette ambiance déprimante, je devins moi-même à
Auschwitz un autre homme.
Jusqu’alors j’avais toujours envisagé, jusqu’à preuve du
contraire, uniquement le bon côté de ceux qui m’entouraient, surtout quand il s’agissait
de camarades. Cette confiance m’avait même causé bien des ennuis.
Mais à Auschwitz, où mes soi-disant collaborateurs me
jouaient des tours à chaque pas, m’apportaient quotidiennement de nouvelles
déceptions, j’allais me transformer.
Je devins méfiant ; je voyais partout le désir d’abuser
de moi et soupçonnais partout les pires malices.
J’ai heurté ainsi les sentiments de quelques braves gens
parfaitement convenables, mais je n’avais plus confiance en personne.
De vieux camarades m’avaient tant déçu, tant trompé, que la
camaraderie elle-même, sentiment que je considérais jusqu’ici comme sacré,
prenait à mes yeux l’aspect d’une farce.
Je fuyais tout contact avec les camarades. J’espaçais nos
réunions et j’étais heureux quand je trouvais un bon prétexte pour excuser mon
absence. Cette attitude me valait des reproches toujours renouvelés. Glücks
lui-même jugea nécessaire d’attirer mon attention sur l’absence de liens
amicaux entre le commandant d’Auschwitz et ses subordonnés.
Mais je n’y pouvais rien, ma déception était grande. Je rentrai
dans ma coquille : je devins dur et inaccessible.
Ma famille en souffrait ; ma femme me trouvait souvent
insupportable. Je ne pensais plus qu’à mon travail et je reléguais à l’arrière-plan
tout sentiment humain.
Ma femme s’efforçait de son mieux de me soustraire à cette
obsession. Elle lançait des invitations à mes amis de l’extérieur et
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