Le commandant d'Auschwitz parle
J’étais
appelé à faire surgir du néant, dans les délais les plus brefs, quelque chose d’immense,
de colossal. Je savais d’après mon expérience précédente que je ne pouvais
compter sur aucun concours appréciable des autorités supérieures et j’avais
appris à connaître suffisamment la valeur de mes « collaborateurs ».
Comment se présentaient maintenant mes moyens d’action ?
Quelle évolution avait suivie entre-temps le camp de concentration ?
La direction du camp s’était donné toutes les peines du
monde pour maintenir à l’égard des prisonniers les traditions établies par
Eicke. Je dirai plus : chacun essayait de se surpasser : Fritzsch en
appliquant les méthodes de Dachau, Palitzsch, celles de Sachsenhausen, ou mieux
encore Meier, celles de Buchenwald.
J’avais beau leur indiquer que les conceptions d’Eicke
étaient dépassées depuis longtemps, devenues inapplicables à partir du moment
où les camps de concentration étaient appelés à de nouvelles tâches : ils
se refusaient simplement à me croire. La « méthode Eicke » convenait
mieux à leurs cerveaux obtus, il n’y avait aucun moyen de leur faire oublier
ses enseignements. Si mes ordres, mes instructions étaient contraires à ces
méthodes, ils s’appliquaient à les contrecarrer.
Or, comme je l’ai déjà dit, c’étaient eux qui dirigeaient le
camp, c’étaient eux qui éduquaient les détenus responsables, les chefs de
block, les chefs de chambrées et jusqu’aux derniers préposés aux écritures ;
c’étaient eux qui leur enseignaient comment il fallait traiter les internés. Je
n’avais aucun recours contre leur résistance passive : seul celui qui a
travaillé pendant des années dans un camp est susceptible de me croire et de me
comprendre.
Dans les pages précédentes, j’ai déjà eu l’occasion de
parler de l’influence exercée par les détenus « responsables » sur
les autres prisonniers. Elle se manifesta dans tous les camps, mais à
Auschwitz-Birkenau, avec des masses de prisonniers trop nombreuses pour être
contrôlées efficacement, elle devenait un facteur essentiel.
On pourrait croire que la similitude de destin et de
souffrances dût forger entre les détenus des liens indestructibles. En réalité
il en allait tout autrement.
L’égoïsme féroce ne se manifeste nulle part aussi
brutalement qu’en prison. L’instinct de conservation incite les hommes à
prendre une attitude d’autant plus égoïste que leur vie est plus difficile.
Même des natures qui s’étaient révélées bienveillantes et
secourables dans la vie de tous les jours se mettent, dans les dures conditions
de la détention, à tyranniser leurs compagnons d’infortune lorsque cela leur
donne la possibilité d’améliorer tant soit peu leur propre sort.
Quant aux natures froides, égoïstes ou, pis encore,
disposées au crime, il leur suffit d’espérer l’avantage le plus infime pour se
montrer impitoyables à l’égard des autres. Cette abominable façon d’agir n’inflige
pas seulement aux détenus des souffrances physiques ; ceux d’entre eux qui
sont encore capables de réagir contre les pénibles conditions de leur existence
éprouvent une douleur indicible à se voir traiter de la sorte par leurs propres
camarades. Les brutalités ou la perfidie des gardiens produisent sur eux un
effet bien moindre que la méchanceté de leurs compagnons d’infortune :
rien ne les abat comme ce sentiment d’impuissance totale qu’ils éprouvent
devant les tortures morales infligées par ces derniers. Malheur aux prisonniers
qui chercheraient à se révolter contre de semblables procédés ou à prendre la
défense d’un de leurs pitoyables camarades ! La terreur que les puissants
font régner parmi les internés dans un camp de concentration est trop absolue
pour qu’on puisse se risquer à l’affronter.
Mais pourquoi ces responsables, ces chefs, agissent-ils
ainsi à l’égard des autres détenus ? Uniquement parce qu’ils cherchent à
se faire valoir auprès des gardiens et des surveillants animés du même esprit.
En se montrant aptes à leur besogne, ils espèrent obtenir quelque avantage et
rendre ainsi leur vie plus agréable, fût-ce aux dépens des autres détenus.
Mais la possibilité d’agir ainsi leur est donnée par des
gardiens et les surveillants qui restent indifférents à leurs agissements et ne
veulent pas se donner la peine d’intervenir. Ils vont jusqu’à
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