Le commandant d'Auschwitz parle
parler longuement avec
Eichmann de la solution définitive du problème juif avec tous ses tenants et
aboutissants. Je ne lui ai jamais parlé de mes angoisses personnelles ; j’ai
plutôt essayé de me rendre compte des convictions intimes et véritables de mon
interlocuteur.
Pour y arriver, je n’ai reculé devant aucun moyen. Mais ni
les plus fortes rasades d’alcool, ni l’absence de tout témoin indiscret ne le
faisaient démordre de son point de vue : avec une obstination démente, il
prônait l’anéantissement total de tous les Juifs sur lesquels on pourrait
mettre la main. Il fallait, disait-il, poursuivre l’extermination avec toute la
rapidité possible, sans aucune pitié. Si nous avions le moindre égard, nous
nous en repentirions amèrement par la suite.
Il ne me restait donc dans ces circonstances qu’à enterrer
les scrupules de mon cœur. Je dois même avouer qu’après une conversation avec
Eichmann, ces scrupules, pourtant si humains, prenaient, dans mon esprit, l’aspect
d’une trahison envers le Führer.
Il n’existait pour moi aucun moyen d’échapper à ce dilemme ;
je devais poursuivre ma tâche, assister à l’extermination et au massacre,
refouler mes sentiments et afficher une indifférence glaciale. Pourtant je n’arrivais
pas à oublier même les petits incidents qui auraient échappé à d’autres :
Auschwitz ne me laissait vraiment pas le temps de m’ennuyer.
Lorsque le spectacle m’avait trop bouleversé ; il m’était
impossible de rentrer à la maison auprès des miens. Je faisais seller mon
cheval et je m’efforçais en galopant d’échapper à la hantise. La nuit, je me
dirigeais vers l’écurie et je retrouvais le calme auprès de mes chevaux
préférés.
Il arrivait souvent que le souvenir d’incidents quelconques
qui s’étaient produits pendant l’extermination me revienne à l’esprit.
Aussitôt, je sortais de la maison : il m’était impossible de rester dans l’ambiance
intime de ma famille. En voyant jouer mes enfants ou ma femme tenir le plus
petit dans ses bras, le visage rayonnant de bonheur, je me demandais souvent
combien de temps ce bonheur pourrait durer. Ma femme ne parvenait pas à s’expliquer
ma tristesse : elle l’attribuait à des soucis de service.
Les hommes mariés occupés dans les crématoires ou dans d’autres
locaux m’ont souvent avoué qu’ils éprouvaient des sentiments semblables. Devant
le spectacle des femmes et des enfants s’acheminant vers la chambre à gaz, ils
pensaient involontairement à leur propre famille.
À partir du moment où l’on procéda à l’extermination en
masse, je ne me sentis pas heureux à Auschwitz. J’étais mécontent de moi-même,
harassé de travail, je ne pouvais me fier à mes subordonnés et je n’étais ni
compris ni même écouté par mes chefs hiérarchiques.
Je me trouvais vraiment dans une situation peu enviable
tandis que tout le monde se disait à Auschwitz que « le commandant avait
une vie des plus agréables ».
Certes, ma famille ne manquait de rien. Le moindre désir de
ma femme et de mes enfants était satisfait sans tarder. Les enfants pouvaient s’ébattre
en toute liberté. Ma femme soignait son petit « paradis de fleurs ».
Les détenus faisaient l’impossible pour faire plaisir aux miens et les
comblaient de leurs attentions.
Aucun ancien détenu ne pourrait prétendre avoir subi dans ma
maison un mauvais traitement quelconque. Ma femme n’aurait pas demandé mieux
que d’offrir un cadeau à chacun de ceux qui travaillaient chez nous. Mes
enfants venaient me mendier des cigarettes pour les prisonniers, surtout pour
les jardiniers qu’ils avaient pris en affection.
Tous les membres de ma famille portaient beaucoup d’intérêt
à l’agriculture et aux animaux. Sur leur demande, nous nous en allions tous les
dimanches à travers champs, nous visitions les écuries et nous ne manquions pas
de jeter un regard dans les chenils. Nous étions très attachés à nos deux
chevaux et à notre poulain.
Au jardin, les enfants disposaient toujours de bêtes de
toutes espèces, apportées par les détenus : c’étaient tantôt des tortues,
ou des couleuvres, tantôt des chats ou des martres. Il y avait toujours quelque
chose de nouveau et d’intéressant. En été, ils barbotaient dans le petit bassin
du jardin ou dans les eaux de la rivière Sola ; leur plus grande joie
était de me voir me baigner avec eux. Mais je n’avais que peu de
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