Le commandant d'Auschwitz parle
enterrait invariablement mes
rapports dans les dossiers : il n’y avait pas de gants à prendre à l’égard
des Polonais et on ne voulait rien entendre à ce sujet. L’essentiel était d’exécuter
jusqu’au bout les mesures policières prescrites. Ce qu’il adviendrait des
détenus par la suite, c’était là, pour la direction de la Sécurité, un problème
qui la laissait indifférente puisque Himmler lui-même n’y attachait pas une
importance particulière.
L’attitude du bureau des Affaires juives, représenté par
Eichmann et Günther, était parfaitement nette : tous les Juifs devaient
être exterminés comme Himmler l’avait prescrit, l’été de 1941. On souleva les
objections les plus sérieuses lorsque le même Himmler, sur proposition de Pohl,
donna l’ordre de sélectionner les Juifs capables de travailler.
La direction de la Sécurité plaidait toujours pour l’extermination
totale des Juifs ; pour elle, la création de chaque nouveau camp de
travail, l’affectation de chaque nouveau millier de Juifs aux besoins de l’industrie
comportait le danger d’une libération et laissait aux Juifs l’espoir d’avoir la
vie sauve grâce à un quelconque hasard heureux. Aucun bureau n’était plus
intéressé que celui-ci, porte-parole de la direction de la Sécurité tout
entière, à l’augmentation du chiffre de la mortalité des Juifs.
Pohl, par contre, était chargé par le Reichsführer d’alimenter
l’industrie de l’armement avec le maximum de détenus. Il attribuait donc la
plus grande importance à l’augmentation du nombre de ceux qui seraient mis à sa
disposition, même s’il s’agissait de Juifs capables de travailler qu’on avait
triés dans les convois destinés à l’extermination. Il fondait de grands
espoirs, d’ailleurs fallacieux, sur la conservation de cette main-d’œuvre.
La direction de la Sécurité [101] et celle de la
Main-d’œuvre [102] défendaient ainsi des points de vue strictement opposés.
Mais la position de Pohl paraissait la plus forte, car il
avait derrière lui le Reichsführer qui réclamait d’une façon de plus en plus
pressante des détenus pour l’armement afin de pouvoir tenir les promesses qu’il
avait faites au Führer. Pourtant, c’était lui qui exigeait en même temps, d’un
autre bureau, l’extermination du plus grand nombre de Juifs possible.
À partir de 1941, année où Pohl prit en charge les camps de
concentration, ceux-ci furent englobés comme fournisseurs de main-d’œuvre dans
le programme d’armement du Reichsführer. Ses exigences devenaient de plus en
plus impitoyables à mesure que la guerre prenait une tournure plus périlleuse.
Il fallait donc, coûte que coûte, employer les détenus dont la majorité était
constituée par des habitants de l’Est et, plus tard, par des Juifs [103] .
Les camps de concentration étaient tiraillés entre la
direction de la Sécurité et celle de la Main-d’œuvre. La direction de la
Sécurité leur fournissait des détenus pour les faire anéantir, soit par des
exécutions ou dans les chambres à gaz, soit, d’une façon plus lente, par les
épidémies dues aux conditions épouvantables qui régnaient dans les camps et que
personne ne tenait à améliorer. La direction de la Main-d’œuvre, de son côté,
voulait conserver les détenus pour ses besoins. Mais puisque Pohl se laissait
induire en erreur par les exigences constamment accrues d’Himmler, il
contribuait, sans le vouloir, au triomphe des idées de la direction de la
Sécurité : des milliers de détenus désignés pour le travail se trouvaient
en réalité voués à la mort puisque aucune condition possible d’existence
matérielle ne leur était assurée.
À l’époque, je soupçonnais déjà que telle était la situation
véritable mais je me refusais à l’admettre : aujourd’hui, je me fais une
idée plus nette, je vois l’arrière-plan, l’ombre sinistre qui se profilait
derrière les camps de concentration. Sciemment ou non, ces camps étaient
devenus des lieux d’extermination à grande échelle.
La direction de la Sécurité avait fait parvenir aux
commandants des camps une documentation détaillée au sujet des camps de
concentration russes. Sur la foi de témoignages d’évadés, les conditions qui y
régnaient étaient exposées dans tous les détails. On y soulignait
particulièrement que les Russes anéantissaient des populations entières en les
employant au travail forcé.
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