Le commandant d'Auschwitz parle
lesquelles se cachaient des Juifs.
Je n’arrive pas à comprendre ce qui incitait ces Juifs à des
dénonciations de ce genre. Était-ce désir de vengeance ou jalousie envers ceux
qui pouvaient éventuellement survivre ?
Non moins étrange était la conduite des hommes des Sonderkommando.
Ils savaient parfaitement qu’après l’achèvement de toute l’opération, ils
subiraient le même destin que ces milliers d’hommes de leur race qu’ils avaient
aidés à exterminer.
Ils étaient animés d’un zèle qui me stupéfiait. Jamais ils
ne prévenaient les victimes ; ils se montraient empressés à les aider
pendant le déshabillage ; ils n’hésitaient pas à recourir à la force
lorsqu’une résistance se manifestait. Ils faisaient sortir les agités ;
ils montaient la garde auprès de ceux qu’on allait fusiller. Ils escortaient
les victimes de telle façon que celles-ci ne pouvaient pas voir l’homme qui s’apprêtait
déjà avec sa carabine à leur loger une balle dans la nuque. Ils employaient le
même procédé avec les malades et les invalides qu’on ne pouvait pas conduire
dans la chambre à gaz. Et tout cela fort simplement, comme s’ils avaient
eux-mêmes partie liée avec les tueurs.
Avec la même indifférence, ils retiraient les corps de la
chambre à gaz, arrachaient les dents en or, coupaient les cheveux sur les
cadavres et les traînaient vers la fosse commune ou vers les fours crématoires.
Ils entretenaient le feu dans les charniers ; ils remuaient les montagnes
de corps brûlants pour faciliter l’arrivée d’air.
Ils exécutaient tous ces travaux avec un air d’indifférence
totale, comme s’il s’agissait d’une tâche absolument normale. Ils mangeaient ou
fumaient tout en traînant les cadavres. Ils ne renonçaient pas à leur repas
même lorsqu’il s’agissait d’exécuter le travail le plus terrible : brûler
des corps qui étaient restés entassés depuis un certain temps dans les fosses
communes.
À plusieurs reprises, il est arrivé aux hommes du commando
spécial de retrouver des parents parmi les cadavres ou parmi ceux qu’ils
conduisaient dans les chambres à gaz. Cela les affectait visiblement, sans
jamais donner lieu à un incident.
J’ai été moi-même témoin d’un cas semblable. En sortant un
cadavre d’une chambre à gaz, un homme du commando spécial fit soudain un geste
de surprise et s’arrêta pétrifié ; mais au bout d’un bref instant, il
rejoignit ses camarades en traînant le cadavre. Je m’adressai aussitôt au kapo
pour lui demander de se renseigner sur ce qui était arrivé. J’appris ainsi que
le Juif avait découvert sa femme parmi les cadavres. Je l’observai encore
pendant un bon moment, mais je ne remarquai rien de particulier : il
continuait à traîner ses cadavres. Lorsque je revins au bout de quelque temps
auprès du commando, je le vis installé à manger avec les autres, comme si rien
n’était arrivé. Avait-il réussi à dominer son émotion ou était-il devenu
indifférent même à une telle tragédie ?
Je me suis toujours demandé comment ces Juifs du
Sonderkommando trouvaient en eux-mêmes la force nécessaire pour accomplir jour
et nuit leur horrible besogne. Espéraient-ils qu’un miracle les sauverait, au
seuil de la mort ? Ou étaient-ils devenus trop lâches, trop abrutis, après
avoir vécu tant d’horreurs, pour mettre fin à leurs jours et pour échapper
ainsi à leur atroce existence ? Bien que j’y aie souvent pensé je n’ai pas
réussi à trouver l’explication à leur conduite [98] .
La vie et la mort des Juifs me posaient effectivement pas
mal de problèmes que j’étais incapable de résoudre. Car les quelques incidents
que je mentionne ici pourraient être multipliés à l’infini : ils ne font
que projeter une faible lumière sur tout le processus de l’extermination.
Ce serait une erreur d’imaginer que la participation à cette
extermination, avec tout ce qu’elle comporterait, ait pu être acceptée comme un
fait divers quelconque. À quelques exceptions près, tous ceux qui ont dû y
prendre part, et moi le premier, en ont reçu des impressions ineffaçables et
ample matière à réflexion.
La plupart des participants me recherchaient pendant mes tournées
d’inspection sur les lieux d’exécution pour se décharger sur moi de leurs
angoisses, et dans l’espoir que je les apaiserais.
Au cours de nos conversations à cœur ouvert, ils me posaient
toujours la même
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