Le Conseil des Troubles
pas si inutiles, toutes ces nuits de solitude en la petite chambre d'Auteuil, et nullement vains ces longs monologues intérieurs sur l'amour. Ainsi, elle n'était point démunie face au surgissement de l'événement. À ceci près qu'elle n'était plus allongée à regarder l'ombre des branches de pommier ou le reflet de la lune mais qu'un homme se trouvait tout proche, au point qu'elle entendait sa respiration oppressée.
Ah! comme il eût été doux de céder à l'égoïsme pour connaître enfin l'immense bonheur des bras de l'homme aimé.
Mais l'avenir?
Pouvait-on le sacrifier, cet avenir, et par maladresse, pour quelques instants aussi grisants qu'ils soient? Il sembla à Marion qu'il était un peu tôt bien que leur complicité fût si grande. En outre, elle n'aimait pas Versailles et son luxe insolent quand se dessinait une famine exceptionnelle dans un hiver glacé, pas plus qu'elle ne supportait le spectacle des courtisans à l'échine souple. Qu'ils se souvinssent, plus tard, d'un tel endroit pour théâtre de leurs premières caresses ne lui parut pas de bon augure car comme on voit, Marion de Neuville n'était point exempte de toute superstition. Elle cherchait encore une réponse lorsque la petite pendule sonna la quatrième heure du matin.
Bamberg se leva.
Il souriait vaguement, comme pour lui signifier qu'il comprenait son embarras, qu'il le partageait.
Les paillettes d'enfance avaient été soufflées par la réalité sur le visage de Bamberg, un visage osseux redevenu celui d'un général de dragons. Il lui dit d'une voix très douce :
— Je dois vous quitter, Marion, dans une heure mon escadron se met en route pour les Flandres et je n'ai rien préparé.
— Mais... Je voulais vous répondre... au sujet du bonheur...
Il se rassit, mais au bord du siège, ainsi qu'on le fait lorsqu'on compte se relever et partir dans peu d'instants.
— Comme il vous plaira.
— Je m'en voudrais de vous retarder mais il se trouve que j'ai beaucoup pensé au bonheur et le crois lié à l'amour comme l'arbre à ses racines : l'un ne vit pas sans l'autre. Je crois aussi que si l'amour est parfois compliqué le bonheur, lui, est une chose simple. Et par exemple qu'il est étranger à un palais tel que celui-ci. Le bonheur, c'est peut-être le pas d'un homme aimé dans ma petite maison d'Auteuil...
Il adora cette dernière phrase qu'il jugea très belle et émouvante dans sa simplicité. Il voulut réfléchir à une réponse qui fût à la hauteur de ces paroles mais ce ne fut pas nécessaire, les mots lui vinrent tout seuls et il ne les appela pas davantage qu'il ne chercha à les retenir :
— Je déteste Versailles. Et je crois que votre petite maison d'Auteuil peut en effet abriter un grand amour, elle ou certain vieux château du Maine entre lacs et forêts.
Un homme muni d'une torche errait en les jardins et tous deux reconnurent Hugo des Forts, comte de Worden.
Lorsque, après le duel, Bamberg avait présenté Marion à ses officiers le malheureux Hugo s'était montré fort maladroit. En effet, Marion de Neuville ayant parlé de ses fonctions au théâtre le comte, sans réfléchir, répondit :
— On assure que les actrices et les femmes de théâtre ont de forts revenus, grâce à la protection amoureuse de certains grands seigneurs.
À quoi la baronne répliqua d'un ton vif :
— On assure également que les militaires sont un peu voleurs, un peu assassins et un peu violeurs. Mais le sont-ils tous ? Moi, nul ne me protège.
Et comme Worden, atterré, se répandait en un flot d'excuses la baronne, toute colère envolée devant tant de bonne foi, l'avait aussitôt pardonné en grande gentillesse, se faisant ainsi un ami.
— Il vous cherche... lança Marion d'une petite voix où perçait la détresse.
— Aussi, je dois vous quitter, Marion, et de cette façon brutale. Je... je suis terriblement désolé !
Il claqua les talons, s'inclina légèrement et, d'un geste vif, coiffa son chapeau à plumes avant de partir très vite.
Mais pas assez rapidement pour que la jeune femme ne remarque, en les yeux du duc, quelque chose qui ressemblait à des larmes...
***
Le départ avait été fixé à cinq heures du matin. Il faisait encore nuit et des serviteurs tenant des torches avaient été disposés à intervalles réguliers.
En le palais endormi, on entendit d'abord le bruit des sabots d'une centaine de chevaux.
Marion, qui ne s'était point couchée après le départ du duc et attendait,
Weitere Kostenlose Bücher