Le Conseil des Troubles
défié et qui lui avait brisé deux dents d'un coup de poing.
Ce Bamberg, au reste beaucoup trop mince, le visage osseux, mangeait fort peu : à peine quelques petits morceaux de jambon avec de la salade, une cuisse de perdrix et une poire ! Autant dire un repas d'enfant. Et il ne buvait que de l'eau ! Si, pendant le combat, son bras manquait de vigueur, il ne pourrait s'en prendre qu'à lui-même.
Mais il est vrai que Bamberg semblait autrement occupé, ayant pour voisine de table la ravissante baronne Marion de Neuville. N'osant se parler à voix haute de peur de croiser la conversation en cours, à moins qu'ils ne souhaitent que leurs paroles demeurent confidentielles, ils se chuchotaient mille choses à l'oreille et le duc la faisait beaucoup rire. Dieu, qu'elle était belle lorsqu'elle riait. Lorsqu'elle ne riait pas aussi, d'ailleurs.
C'est lors de ces instants que Lagès-Montry remarqua une chose assez désagréable : le roi jetait fréquemment de rapides et furtifs regards au couple. Et cela semblait l'émouvoir et le combler, car il y revenait bien souvent tel un vieil homme qui se remémore avec nostalgie sa propre jeunesse enfuie.
Et à lui, lui qui commandait ses mousquetaires : rien !
Sur l'instant, il maudit le roi. Chaque minuscule avancée en la royale estime avait pris des mois, des années, et il semblait n'en rien demeurer.
Ah! c'était bien la peine, un mois plus tôt, que le roi l'invite alors qu'il se trouvait sur sa chaise percée. Ainsi que l'eût ressenti n'importe quel courtisan, il avait savouré comme un suprême honneur de voir le monarque, assez rouge, qui poussait pour se libérer l'intestin en jetant des « Humpf » rageurs. Et aujourd'hui, en grande mauvaise foi, le mousquetaire, l'air sombre, songeait : « Le voir chier me fut odieux. »
Lagès-Montry soupira et s'avança au milieu du cercle où les mousquetaires lui firent ovation tandis que les dragons conservaient un silence hostile.
Culotte prise en des bottes assez hautes, le comte portait une magnifique chemise de soie et de dentelles, d'une blancheur immaculée.
Le sabre à la main, il feignit de chercher autour de lui puis, faussement surpris mais d'une voix forte :
— Où est passé ce fichu dragon, a-t-il pris peur et s'en est-il retourné chez sa mère ?
Le fort grondement d'une centaine de dragons lui répondit. La dizaine de mousquetaires tenta de se faire oublier et Lagès-Montry lui-même, voyant les visages redoutables des dragons tournés vers lui, songea qu'il serait peut-être avisé de ne point trop provoquer ces gens-là.
À l'heure dite, à la seconde près, Bamberg fit son entrée. Il portait les culottes rouges des dragons prises dans de hautes bottes noires de cavalerie montant au-dessus du genou et avait simplement passé une chemise de toile grise d'une fort jolie teinte souris mais d'une étoffe assez grossière telle qu'on en porte à l'exercice.
La différence de tenue, l'une très luxueuse et l'autre relevant du service, n'échappa pas à Bamberg qui n'y attacha aucune importance au contraire de Lagès-Montry qui vit dans son propre éclat un gage de réussite.
Il est rarissime de voir deux généraux se battre en duel quand bien même ils ne sont pas de grades équivalents puisque Bamberg était lieutenant-général 3 et Lagès-Montry seulement maréchal de camp 4 .
On ne pouvait cependant moins faire que de confier la surveillance des bonnes règles du duel à un troisième général, ce qui se trouvait réalisé en la personne de M. de La Ferté-Joussaume, général aux chevau-légers.
Celui-ci rappela les fondements du duel. Pendant ce temps, Lagès-Montry tentait de jeter de terribles regards à Bamberg, totalement indifférent, qui observait Marion à laquelle il sourit et, de bonne humeur, sans nulle trace d'appréhension, adressa un clin d'oeil que tout le monde, des palefreniers au roi, remarqua - les dragons avec une émotion bourrue.
Puis le duel commença et Lagès-Montry déversa sur son adversaire un flot d'insultes. Devant le silence du dragon, le mousquetaire s'inquiéta d'une voix qui portait loin mais se trouvait rendue un peu sifflante par ses deux dents fraîchement brisées :
— Eh bien, vous ne répondez pas ?
— Impossible, monsieur, on n'insulte pas le néant.
La réplique amusa fort le camp de Bamberg tandis que Lagès-Montry insistait :
— Eh bien, monsieur : osez un mot !
Les deux hommes se tournaient autour, sabre à la main. Bamberg sembla
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