Le Conseil des Troubles
complicités, trop de souvenirs et nous nous connaissons parfaitement.
— Et il y a trop d'estime !... ajouta Pontecorvo.
— Mais alors, demanda la comtesse de Volterri, que faut-il faire en pareil cas ?
Ce fut Bamberg qui répondit :
— Changer d'affaires comme nous, militaires, changeons de secteur. Expliquez-leur, Charles.
Lagès-Montry fut ravi qu'on lui proposât ce rôle :
— En effet, il en va pareillement de nous lorsque le siège dure de longs mois. Avec le temps, de tranchée à tranchée, nous nous connaissons. Surtout avec les Espagnols, n'est-ce pas?
— Ce sont de rudes adversaires mais des hommes d'honneur. Nous nous méfions davantage des Anglais, assez fourbes, bien qu'il existe des exceptions.
La comtesse de Volterri sourit un peu sottement :
— Mais quelle idée, aussi, de naître sur une île !
Marion, qui ne se lassait pas de mieux connaître le monde de Tancrède, s'adressa aux deux généraux :
— Jusqu'où va cette sorte de complicité, par exemple avec les Espagnols ?
Lagès-Montry et Bamberg se regardèrent puis ce dernier fit signe au mousquetaire de répondre. Il hésita longuement avant de commencer :
— Cela va très loin. Plusieurs fois j'ai eu des Espagnols au bout de mon fusil et n'ai point... pu... ou voulu tirer. Ce colonel, par exemple, qui nous fit offrir du vin frais un soir d'été où la nuit était enchanteresse. Nous lui en fîmes porter à notre tour et échangeâmes quelques mots en grande sympathie. L'ayant au bout du fusil, trois semaines plus tard, comment vouliez-vous que je tire ? J'interdisais même une fois pour toutes qu'on l'abatte. C'était un élu.
— Un « élu » ? questionna Marion.
Lagès-Montry reprit avec une certaine exaltation :
— Nous en avons. L'un propose, expose ses raisons et, fût-il simple soldat, si elles paraissent bonnes, tout le régiment suit jusqu'au général. Par exemple... Un grand brun qu'on appelle « l'Andalou », j'ignore pourquoi. Il est d'une totale imprudence mais il soigne les vieux chevaux d'artillerie avec tant de gentillesse, de sensibilité, que nul ne le veut tuer, viendrait-il à danser tout nu, castagnettes à la main, à quelques pas de notre tranchée.
La comtesse de Volterri, qui s'amusait beaucoup, tapa des mains :
— J'adore ces histoires !... Allons, une autre encore !
Lagès-Montry, heureux d'être ainsi le centre de tous les regards, poursuivit :
— Je me souviens d'un de leurs tireurs d'élite. Il faisait jeu égal avec l'un des nôtres et leur duel dura des mois. Mais l'Espagnol devait être de l'extrême sud de leur pays quand notre tireur était de Picardie. Au premier jour de pluie et de brouillard, l'Espagnol fut touché. C'était un tout jeune homme et depuis tout ce temps, on le connaissait de vue. Une certaine tristesse tomba sur mon régiment puis on oublia. On oublie toujours. Mais il réapparut trois semaines plus tard, la main amputée, pour faire ses adieux à son régiment. Il avait oublié la guerre, il eût été facile de le tuer. Alors un de nos vieux sergents saisit son fusil et, très volontairement, le rata d'une toise pour le rappeler à davantage de prudence. Il s'avança aussitôt vers nos lignes pour nous saluer et nul n'osa tirer.
Un silence mélancolique suivit ces paroles puis Marion, d'une voix douce :
— Pourquoi vous tuer les uns les autres, alors ?
Le général des mousquetaires sembla un instant perdu :
— Oui, pourquoi... D'autant qu'avec nous, les Espagnols agissent de même. Nous avons un homme, le mousquetaire Pampoline, qui adore baisser culotte au sommet des buttes ou en haut des fossés pourvu qu'il y ait grand vent sur ses fesses. Le plus mauvais des artilleurs espagnols le pourrait écraser d'un boulet mais non, jamais, et pas une balle. Je crois qu'il les amuse et qu'ils l'ont « élu ».
La comtesse de Volterri se tourna vers Bamberg :
— Et vous, cher duc, vivez-vous pareilles situations?
Le général des dragons se raidit légèrement :
— Hélas non, madame, ou à peine. Nous ne demeurons jamais en place. Nous attaquons les dépôts de vivres, les transports, les messagers, les états-majors, nous semons la terreur puis nous sommes traqués. Nous ne faisons pas la guerre, nous sommes toujours dans l'excès, la démesure, la folie.
Il semblait si triste que Lagès-Montry posa une main sur la sienne :
— Cher camarade...
— Merci!
— J'espère, avec mes histoires, ne vous avoir point déçu?
— Tout au contraire.
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