Le Conseil des Troubles
silhouette de deux mètres passant et repassant devant les flammes, le voile de gaze se gonflant devant la bouche, la voix gutturale qu'altérait parfois le mal cruel dont il souffrait, le Maître des Teutoniques, croyant servir Dieu et l'ordre, donnait à son premier lieutenant l'impression d'incarner le diable.
Hofflingen, qui n'était pourtant pas un penseur, se dit qu'au fond chacun est muré en sa propre vie, ses rêves, ses projets et ses blessures. Ainsi le Grand Maître avait-il redoublé de zèle à servir le Conseil des Troubles dès qu'il s'etait su atteint d'un mal horrible contracté en Orient. Il lui venait parfois le rêve de tout abandonner pour retrouver Berlin, s'y marier, oublier ce bras amputé. Il revit les conditions où il fut blessé. Il était officier, c'était l'été, saison où les plaies s'infectent toujours plus vite. De grosses mouches se posaient sans cesse sur ce bras déchiqueté et c'est grande chance qu'un camarade l'amputa au couteau avant de cautériser au fer rouge.
Pendant ce temps, comme s'il parlait devant un nombreux public, Von Ploetzen poursuivait :
— Et rien, jamais, ne me fera dévier de cette route car moi, je sais!... Cet idiot de Pomarès ne sut jamais, lui, qu'au-dessus du commun des hommes existe l'instance suprême du Conseil des Troubles où moi je siège avec plusieurs monarques d'Europe! Car l'ordre, Ulrich, est notre raison d'être. Il passe même avant ces guerres stupides mais nécessaires.
Ses va-et-vient paraissaient plus rapides, plus saccadés :
— Sans cesse il nous faut rectifier le cours de la vie et ses dérèglements. Regarde ce Bamberg, est-ce juste que ce soit lui l'ultime descendant du peuple sacré et magnifique de l'Atlantide? Ce jeune imbécile!... La nature s'est trompée et ce faisant, elle trompe Dieu et l'ordre. Bamberg est indigne du privilège qui fut le sien. Qui sait, demain, à quoi il peut utiliser ses dons merveilleux?... C'est en cela qu'il est une menace pour l'ordre et que je n'aurai de cesse qu'il soit mort.
Hofflingen se secoua :
— Certainement, Votre Seigneurie. Et... les enfants? C'est qu'ils sont douze, à présent...
Le Grand Maître des Teutoniques passa la main sur sa gorge, comme s'il étouffait brusquement :
— Demain!... Ah, je ne puis plus m'en passer, j'ai trop mal. Demain si je n'y peux tenir davantage...
16.
Ils voyageaient au pas lent de leurs chevaux, prenant grand soin de ne point les fatiguer. Les fatiguer, les crever même, la guerre s'en chargerait et dès lors, il n'était pas nécessaire d'ajouter du malheur au malheur.
Le paysage couvert de neige incitait à la rêverie. Très tôt le matin, partant comme il faisait encore nuit, Bamberg fut émerveillé par le spectacle de la lune hivernale qui faisait étinceler, en une lueur argentée et glaciale, les ruines d'un château médiéval.
Peu après, ils aperçurent un village de quelques feux comme enveloppé dans une tempête de neige mais la route gelée et ses ornières, où un cheval eût tôt fait de se casser une patte, rappelait à la plus grande prudence et la plus vive attention. D'autant qu'Hautain, le cheval de Bamberg, représentait beaucoup pour lui.
Il faisait plus froid encore que l'année précédente et Tancrède se souvenait d'une vision affligeante sur le front des Flandres : une grande plaine éclairée par une lune froide mais lumineuse, le sol tourmenté par les tranchées, la terre dure, gelée, et à l'infini, des milliers de pauvres soldats enroulés dans leur manteau. L'idée de la famine, annoncée par avance, le crucifiait tant il savait le cortège de malheurs qui lui ferait escorte.
Tout semblait joué alors que l'hiver commençait à peine. Le même déroulement que l'année dernière : un été pluvieux, un automne amenant un déluge de pluies et les premiers grands froids, un hiver de neige et de glace se prolongeant au-delà de mars. La neige recouvrant tout le royaume des lys. Les plaines inondées semblables à des lacs gelés, les rivières débordant et prises dans les glaces à leur tour. Dans les champs, les corps des perdrix, des pies et des corbeaux gelés en plein vol et tombés comme des pierres.
Cette nuit, il avait entendu des arbres craquer, fendus par le travers en deux sous la morsure du froid. Redoutable hiver quand les volailles, dans les poulaillers, tombent foudroyées et que le bétail meurt dans les étables. Il fallait redouter des jours et des jours de neige tombant sur de la
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