Le Conseil des Troubles
Lyonnaise.
Tandis qu'Hugo et Clément se régalaient d'assiettes de mortadelle, une grosse saucisse aromatisée de baies de myrte et de genièvre, arrosée de vin de Bourgogne, Tancrède, qui n'avait pas très faim, préféra acheter à des marchands ambulants des beignets et de l'eau de mélisse avant de rejoindre ses amis et de s'attabler avec eux.
***
Ulrich Hofflingen était assez sûr de son affaire.
Réunissant une quinzaine de truands, il attendait dans une cour d'immeuble dont le propriétaire ne boudait point la monnaie d'or.
Répugnant à intervenir à l'intérieur de l'auberge devant trop de témoins, il savait qu'il cueillerait les trois officiers des Opérations Spéciales dès l'instant où ils mettraient le pied dehors.
Les ordres qu'il venait de donner étaient fort simples : — Tuez-les tous les trois, sans quartier, et faites vite.
*
Les trois officiers ignoraient avec superbe une table de drapiers où, visiblement, on brûlait d'engager la conversation pour avoir des nouvelles de la guerre, laquelle, si elle s'achevait trop vite, risquait de ramener la concurrence des drapiers hollandais.
Bamberg et ses compagnons n'avaient point envie de discuter, étant fatigués, et ne débordant pas de sympathie pour les représentants de cette profession. Comme les orfèvres, pelletiers, épiciers, bonnetiers et merciers, les drapiers appartenaient aux « Six Corps » qui jouissaient de privilèges exorbitants que leur enviaient les marchands de vin, par exemple, tandis que les libraires s'étonnaient de la survivance de pareilles injustices alors qu'eux-mêmes exerçaient un métier des plus nobles et des plus courageux : les libraires se succédaient en prison au seul motif d'avoir vendu des livres qui déplaisaient au pouvoir.
Songeant à cela, Bamberg espéra qu'il aurait le temps d'acheter quelques livres, la lecture étant un de ses grands plaisirs quand la guerre, entre deux coups sanglants, laisse parfois du temps pour semblable activité.
Il se leva et déposa quelques pièces sur la table de bois sans même remarquer, par distraction, que la fille servant en salle lui souriait sans masquer son intérêt.
***
— Achtung, Sie Kommen! lança Hofflingen.
— Attention, ils arrivent ! traduisit Von Ploetzen, agacé.
Bientôt, les truands furent l'épée à la main et le second du Grand Maître allait donner l'ordre que tous attendaient : « Tue ! », lorsque... une trentaine de mousquetaires envahirent la rue, s'arrêtant devant ceux qu'on s'apprêtait à tuer.
***
Le capitaine de mousquetaires avait sans doute choisi ses mots et le ton, offrant un mélange de fermeté et de courtoisie :
— Monsieur le colonel-duc de Bamberg?
— C'est moi ! répondit Tancrède, tout de même un peu surpris.
— Veuillez me suivre, ainsi que vos officiers.
— Quoi, suis-je aux arrêts ? demanda Bamberg.
— Certes non!... protesta le mousquetaire, soudain sur la défensive.
— Eh bien?
— Ordre du roi, monsieur le duc.
1 Typhoïdes.
2 4 août 1692, victoire française de Steinkerque. L'armée française écrase le prince d'Orange, lui infligeant de très lourdes pertes.
17.
On approchait de deux heures de l'après-midi. Un pâle soleil apparaissait pour la première fois depuis si longtemps qu'on avait presque oublié son existence si ce n'est pour maudire sa paresse à se montrer. Quoi qu'il en fût, son action s'avérait absolument inefficace car il faisait, à Versailles, un froid des plus vifs aiguisé par un vent si piquant qu'il semblait contenir de minuscules éclats de verre.
Ce n'est pas sans surprise qu'en les écuries où on les mena, Bamberg et ses compagnons avaient retrouvé au grand complet la centaine de dragons des Opération Spéciales. Et un capitaine de Mangeot fort désolé, expliquant avec véhémence :
— Monsieur le duc, ils sont venus nous chercher en Flandres, nous relevant brutalement de nos positions pour nous remplacer par des gardes-françaises et des chevau-légers alors que nous attendions un assaut des Autrichiens et avions tendu de fort beaux pièges.
Puis, l'air découragé :
— L'armée royale change, et elle change trop vite.
Bamberg, sur l'instant, ne sut que répondre. Lui-même... Il n'avait pas ressenti d'amertume mais une passagère tristesse en voyant les fils de la haute bourgeoisie auxquels les pères achetaient des régiments bloquant la carrière des autres, introduisant des moeurs luxueuses et par exemple ces carrosses qui les
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