Le Conseil des Troubles
froid à proximité des lignes ennemies. Durant son absence, il avait confié le commandement au capitaine vicomte de Mangeot.
Le duc sourit. De Mangeot, à cinquante et un ans, ne brillait guère par son intelligence mais, militaire jusqu'au bout des ongles, c'était un brave, six fois blessé, de ceux qui meurent plutôt que reculer.
Il avait acheté sa charge de capitaine vingt-cinq ans plus tôt, avec peine, en vendant tout ce qu'il possédait mais il lui faisait honneur quand tant de « capitaines », fils de bourgeois enrichis, se révélaient lâches, incapables et donc dangereux sous le feu ennemi.
La nuit tombait et l'on dénicha à grand-peine une vieille grange en laquelle, transis, on parvint difficilement à faire un feu. Le bois humide ne démarrait point, il fallut même arracher des planches pour obtenir des flammes.
On dîna d'une terrine confectionnée par Marie-Thérèse, de quelques oignons, de fromage et de pommes mais le pain de seigle se révéla déjà à demi gelé.
Ces dures conditions, que nul n'eût accepté en la noblesse de Cour, étaient heureusement familières aux trois hommes qui les supportaient sans révolte : la vie, toujours, érige en norme, pour les moins heureux, ce qui semblerait l'enfer pour les nantis.
On parla de la guerre, sans passion, sans terreur non plus car la vie se résumait à cela : chanceux, et bien préparé, on vivait quelque temps encore; infortuné, et mal préparé, la mort venait vite, sans s'annoncer, sans même que l'on puisse revoir son existence pour en dresser le bilan.
La conversation s'éteignit rapidement et, s'enroulant dans leurs manteaux d'officiers, les trois dragons tentèrent de trouver le sommeil, songeant à la neige tombée toute la journée, cette neige dangereuse car à la guerre, comme ne l'ignoraient pas les soldats d'expérience, elle amortit toujours le bruit des coups de feu, les détonations semblant aussi inoffensives que des bouchons de vin pétillant lorsqu'on les fait sauter.
Ils avaient approché leurs têtes des braises et, vu de haut, cela ressemblait à quelque rituel, ces corps allongés équidistants tels des rayons autour d'un soleil de feu.
Clément ronflait légèrement, Hugo parlait dans son sommeil. Tancrède demeurait les yeux ouverts malgré la fatigue et un froid engourdissant.
Un rayon de lune filtrait à travers un trou dans la toiture.
Il tenta d'imaginer la femme qu'il aimerait un jour, peut-être, sans doute, assurément, puis s'endormit avec sur les lèvres un sourire d'enfant.
***
En la grande salle du bas de son hôtel particulier de la rue Garance, Heinrich von Ploetzen ne dormait pas, ses bottes martelant les dalles de marbre à damiers.
En retrait, silencieux, Ulrich Hofflingen luttait contre la somnolence car peu de choses, en ce que disait son maître, lui semblaient nouvelles.
Von Ploetzen, pour une fois, paraissait calme, loin de cette exaltation irritée qui le prenait si souvent et lui était venue peu après les premières atteintes de sa maladie. En l'instant, il cherchait aussi à se rassurer :
— Nous avons des hommes à chaque porte de Paris. Trois officiers de dragons en uniforme ne pourront pas échapper à leur vigilance.
Il cessa un instant ses va-et-vient :
— Peut-être, me diras-tu, ceux que nous cherchons seront-ils assez habiles pour passer d'autres vêtements et arriver un par un ?
Hofflingen s'ébroua :
— J'y songeais justement, Votre Seigneurie.
Ricanant un peu faussement, Von Ploetzen choisit le ton de la pitié attendrie tout en reprenant ses va-et-vient :
— Ulrich!... Ulrich!... Quelle méconnaissance de l'âme humaine!... Mais je ne t'en tiens pas rigueur, après tout, pareille erreur est pardonnable. Passer d'autres vêtements ? Avoir l'intelligence, la rouerie, de s'habiller en marchand, en bourgeois ? Il n'y faut point compter car c'est faire fi de l'honneur, non, de l'idée de l'honneur que se font ces imbéciles. Ils préfèrent mourir sous leur uniforme que vivre et servir de grandes ambitions sous quelque défroque. L'honneur, Ulrich, c'est de vivre. Vivre même en rampant mais surtout enterrer les autres et réussir le projet que t'inspira le ciel.
Il croyait bien connaître le Grand Maître des Teutoniques, mais il arrivait certaines fois, et celle-ci en était une, où Hofflingen ressentait une peur fugitive.
Le vent hurlant et plaquant les flocons de neige contre la noire façade de l'hôtel particulier, Von Ploetzen et sa haute
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