Le Conseil des Troubles
amertume et déconvenues pour aller toujours en avant. Ah, dieu, comme il était loin des petits marquis poudrés qui se pressaient dans les loges du théâtre et s'évanouissaient en agitant un mouchoir de soie à la moindre infortune amoureuse.
Deux mondes sans rien de commun.
Il était grand, mince, souple et ce corps, elle l'avait pu admirer en cavalier d'une folle audace. Mais elle sentit autre chose encore... Une élégance naturelle, sans doute une réelle bonté qui se lisait en ces beaux yeux noirs, charmeurs et tout de douceur. Il portait avec aisance son uniforme de général de dragons rehaussé au bras de cet étrange brassard jaune et rouge. Elle devina que ce dragon-là relevait d'une différence qu'elle eût aimé connaître.
Mais ce qui la surprit le plus fut de voir sur la poitrine de cet homme encore jeune l'ordre de Saint-Louis avec son ruban rouge que son père convoita en vain. Elle observa plus attentivement l'autre décoration et ne put retenir qu'à grand peine un « oh » de stupeur en découvrant l'ordre de Saint Michel.
S'il fallait être l'auteur d'une action d'une bravoure et d'un éclat des plus rares pour obtenir l'ordre de Saint-Louis, l'ordre de Saint-Michel, lui, n'était rien moins que la plus haute décoration du royaume des lys. Et cet ordre ne comprenait que cent membres, jamais un de plus. Comment un homme d'à peine trente ans pouvait-il se trouver en cette situation? Qu'avait-il fait pour cela?
Bouche bée d'admiration un instant plus tôt, une ombre de tristesse passa sur son joli visage lorsqu'elle entrevit l'explication : cet homme devait se moquer de vivre ou de mourir et donc, il mourrait jeune. Sa conduite de tout à l'heure le prouvait plus qu'il n'est nécessaire. Il fallait donc s'en protéger, le fuir, l'oublier.
— Je... Je crois que je vous dois la vie car tous ces hommes très laids me voulaient occire ! dit-il en riant.
Elle nota malgré elle qu'il avait de très jolies dents, les deux d'en haut très écartées, et trouva cela charmant et enfantin.
Il rehaussa son sac d'un coup d'épaule et la jeune femme fut stupéfaite de découvrir qu'en émergeait une tête de chien des plus émouvante, l'air vif et intelligent. Remarquant la tache noire, elle dit en souriant :
— Il semble avoir pris un mauvais coup sur l'oeil !
— Ce pourrait être vrai. Il est jeune mais n'a connu que la douleur, que les coups les plus vils, les plus bas. Peut-être en prendra-t-il encore de nos ennemis mais à présent qu'il sert aux dragons du roi, au moins le respectera-t-on.
Elle trouva que le chien s'accordait mal au rang de jeune général mais le fait qu'il s'en moquât visiblement renforçait encore l'inclination qu'elle ressentait envers lui. Elle aimait cela, qu'il fût un héros et ne cultivât pas la chose, risquant même d'altérer cette image en adoptant un chien sans feu ni lieu auquel il semblait pourtant très attaché.
Gêné par ce court silence, qu'elle ne remarqua pas, il précisa :
— Il s'appelle Scrub, baptisé ainsi par un vieil Anglais, ami de Bacchus. Scrub qui signifie « pauvre diable ».
— Merci de me le présenter, au moins connaîtrai-je un de vous deux! dit-elle, amusée par avance de l'embarras où elle devinait mettre le général.
Les joues de celui-ci s'empourprèrent légèrement - ce qu'elle trouva délicieux - car omettre de se présenter constitue une faute grave, quand bien même on passe sa vie à la guerre et ne se trouve point rompu aux habitudes de la vie mondaine.
Il joignit les talons dans un sonore bruit de bottes et s'inclina légèrement, mais avec raideur :
— Je suis terriblement désolé... Tancrède de Montigny, duc de Bamberg, général de dragons et commandant l'escadron des Opérations Spéciales. Pour vous servir, madame.
— Baronne Marion de Neuville... répondit-elle, l'esprit occupé ailleurs.
Ainsi, c'était lui!... Bien entendu, elle aurait dû s'en douter. C'est qu'on ne parlait que de lui, qui avait conquis l'estime et l'amitié du roi et dont on découvrait tardivement les multiples exploits. La rumeur courait tout Paris, venant de gens de Cour aux théâtreuses et de là à toute la ville, jusqu'aux plus sordides ruelles.
Un duc, et de vieille noblesse, disait-on. Un duc doublé d'un héros qui eût été à sa place dans les combats opposant Mycéniens et Troyens sous les murs de la cité légendaire.
Cependant, c'est ce qui étonnait le plus la jeune femme, Bamberg semblait si modeste, si
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