Le cri de l'oie blanche
diverses assiettes. Elle courut ensuite les
porter aux chambres des patients. Elle revint à la cuisine de secours, regarda
chacun des douze plateaux arrivés de la cuisine des diètes, réchauffa les
aliments qui devaient être mangés chauds et, le plus rapidement possible,
servit ses malades. En tout, l’opération « repas » ne lui prit qu’une
demi-heure, mais elle était épuisée. Dans son esprit trottait l’affliction des
yeux de Paul.
Blanche décida de faire ses habituelles
visites avant de monter à sa chambre. Elle regarda l’heure et sut que
Marie-Louise devait commencer à se boucler les cheveux. Elle disposait donc de
vingt minutes. Elle entra dans les chambres de ses patients « préférés »,
ceux qui, elle le savait, ne sortiraient pas vivants de l’hôpital. Elle se
dirigeait vers l’ascenseur lorsqu’elle entendit un interne l’appeler.
– Garde, vous pouvez venir ici une
minute ? J’aurais besoin de votre aide.
Blanche regarda autour d’elle pour s’assurer
qu’elle était bien la personne visée.
– Oui, vous, la petite étudiante aux yeux
bleus pis à la dent d’or.
Elle serra les mâchoires et pénétra dans la
chambre. Deux internes étaient au chevet d’une patiente,
« l’Éléphant » de son surnom – jamais elle ne donnerait de surnoms
aussi méprisants –, et l’invitèrent à les aider.
– On vient de constater le décès. Il faut
qu’on la place sur la civière pour la descendre à la morgue. Mais elle est
tellement grosse qu’à deux on réussit pas. Avec votre aide, ça devrait marcher.
Blanche crut qu’elle allait mourir. Jamais
elle n’avait approché un mort. On évitait ces scènes durant la première année
d’études. Elle s’approcha du lit, profitant de l’activité des deux internes
pour regarder la mort en face. En voyant la morte, elle sut que le décès était
très récent. Elle tendit une main tremblotante et toucha un bras. Il était
encore chaud, d’une chaleur moite, sans vie. Blanche frissonna.
– Préparez-la.
Blanche sursauta. La préparer ! Elle
avait lu qu’elle devait fermer les yeux du cadavre
et les recouvrir de gaze humide pour éviter que les paupières ne s’ouvrent de
nouveau. Si cela devait se produire, l’embaumeur serait forcé de coudre les
yeux. Elle pensa ensuite qu’il lui faudrait une autre gaze, plus solide, pour
retenir la mâchoire. Elle se souvint enfin qu’elle devait laver les parties
intimes de la morte pour y enlever toutes les défécations provoquées par
l’ultime détente. Elle eut une nausée et quitta la pièce pour aller à la salle
des pansements chercher le matériel qui lui serait nécessaire. À l’aller comme
au retour, elle chercha la sœur hospitalière ou une diplômée afin d’aviser
qu’elle n’avait pas la compétence nécessaire pour effectuer le travail qu’on
lui demandait. Elle ne vit personne et respira profondément. Elle utilisa la
première de ses gazes carrées pour s’essuyer le front.
Elle revint à la chambre. Les deux internes
n’y étaient plus. Elle s’approcha du cadavre et ressentit ce qu’elle avait
appréhendé depuis qu’elle travaillait auprès des grands malades : la peur
gluante de sa propre mort. Elle tenta de fuir mais ses jambes et ses mains
commencèrent le travail pour lequel elle s’était préparée, avec les yeux et
l’âme fermés.
Elle trempa la gaze dans l’eau et posa deux
carrés sur les paupières après les avoir fermées. Elle revint à l’évier et s’y
pencha pour subir des assauts de haut-le-cœur. Elle se ressaisit et coupa trois
longueurs de gaze, large de trois pouces. Elle s’approcha de nouveau de la
morte et lui entoura le visage, empêtré par le triple menton. Elle dut en
soulever un pour que la gaze appuie bien sur le maxillaire. Elle fixa le tout
sur le dessus de la tête, s’efforçant de faire un nœud solide. Elle pleura
presque du ridicule de la mascarade que la morte devait endurer. Gigantesque
avec un nœud énorme au-dessus du crâne, elle avait l’air d’un enfant géant
affligé d’un mal de dents. Remplie de pitié, Blanche prit ses ciseaux et coupa
l’excès de gaze, à ras du nœud. Elle jeta les morceaux à la poubelle, juste
sous l’évier dans lequel elle força ses nouvelles attaques de haut-le-cœur à se
calmer. Elle prit ensuite un plat de métal, le remplit d’eau, saisit une
débarbouillette et s’approcha du lit. Le pire était à faire. Elle retira le
drap et la
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