Le cri de l'oie blanche
qu’elle ne réussit pas à augmenter fut la durée de la journée. Il
lui arrivait de fermer son bureau à dix heures du soir et de ressortir pour
aller visiter un malade. Elle rentrait souvent tard dans la nuit ou à l’aube,
tellement épuisée qu’elle n’avait pas la force d’aller au puits chercher de
l’eau fraîche. Mais à sept heures, pluie ou soleil, elle était à son bureau et
rares avaient été les matins où quelqu’un ne s’était pas présenté dans les
minutes qui avaient suivi. Au mois d’août, elle reçut un énorme chien en
cadeau. Elle avait toujours eu peur des chiens mais s’habitua rapidement à la
présence haletante de cette grosse bête noire qu’elle nomma Castor.
– C’est le plus gros chien du canton,
garde. On a pensé que ça serait une bonne affaire pour vous d’avoir un chien de
garde. Des fois, vous êtes partie toute la nuit pour un accouchement ou une
agonie.
Dire de Castor qu’il était un chien de garde
était le sous-estimer. Il était un guerrier, montrant ses crocs aux patients
mais ne les attaquant jamais. Par contre, il faisait fuir tous les autres
animaux, du chat le plus inoffensif au renard qui s’aventurait trop près de la
maison. Blanche le trouva indispensable le jour où, en septembre, il attaqua un
loup et sortit vainqueur du combat. Elle soigna ses plaies et l’autorisa, dès
ce moment, à entrer dans la maison pendant la soirée. Elle savait qu’il était
malsain d’avoir un si gros animal dans un dispensaire, qu’elle s’efforçait de
garder propre malgré la boue, la terre et le sable que traînaient avec eux la
plupart des visiteurs. Elle décida donc de renvoyer Castor dehors, ce qu’il
sembla presque apprécier. Mais les soirées lui parurent longues, même quand
elle était occupée.
Castor l’éveilla par ses jappements et elle
eut peur. Il n’aboyait jamais pendant la nuit. Elle se leva et descendit
jusqu’à la porte. Castor se tenait sur la galerie avec quelque chose dans la
gueule. Elle ouvrit et Castor, couinant et agitant la queue, déposa sur le
seuil une toute petite chienne blessée. Blanche le flatta et ramassa l’animal,
mordu par une bête sauvage. Elle réussit à le sauver et Loulou devint la
maîtresse des lieux pendant son absence.
Le dimanche après-midi, Paul venait la
visiter. Si l’air de l’Abitibi lui allait à ravir, il semblait en être
autrement pour Paul, qui boitait toujours davantage. Elle essayait de ne pas
voir l’œdème de sa jambe, ni la pâleur de ses joues, ni la maigreur de son
corps. Ils se lisaient les lettres qu’ils avaient reçues, jouaient aux cartes
ou s’assoyaient dehors pour regarder l’été disparaître au profit d’un automne
précoce. Souvent Blanche le quittait pour une heure ou deux, le temps de
répondre à une urgence, et Paul s’affairait alors à préparer le souper. Blanche
avait un appétit d’ogre, Paul un estomac d’oiseau.
Le dernier dimanche de septembre, Paul arriva
avec Émilien. Blanche, ravie d’accueillir son frère qui n’avait pu venir une
seule fois depuis le printemps, n’en fut pas moins attristée de voir à quel
point, comparé à Émilien, Paul avait l’air malingre et maladif. Elle se demanda
pendant combien de temps son sang trop sucré lui permettrait de vivre presque
normalement. Mais à le voir toujours fatigué, incapable de soulever une caisse
de bouteilles de Kik, elle savait que le temps de lui parler en infirmière
approchait et se demandait où elle trouverait le courage de le faire tomber en
tirant, encore une fois, sur le tapis de la vie. Le regard d’Émilien en disait
long sur son inquiétude. Il avait trouvé une sœur radieuse et un frère qui
n’était plus que l’ombre de lui-même.
– Pourquoi, Paul, est-ce que tu demandes
pas à Jeanne de venir ? Tu fais la comptabilité du magasin de ton
M. Mercier pis tu t’occupes de ton commerce de Kik. Peut-être que Jeanne
pourrait t’aider…
– J’ai besoin de personne.
– Moi aussi, Paul, je pensais que j’avais
besoin de personne, mais depuis qu’Alice est là, je me demande comment j’aurais
fait.
– J’ai besoin de personne.
Blanche et Émilien se regardèrent furtivement.
L’entêtement de Paul leur confirmait ce qu’ils appréhendaient : Paul se
sentait terriblement malade.
Blanche fit comme elle l’entendait et Jeanne
arriva deux semaines plus tard, le jour de l’anniversaire d’Alice. Émilie avait
l’habitude de prédire
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