Le cri de l'oie blanche
son pouce et tira trois bouffées avant de reporter son regard
sur Crête qui, lui, ne l’avait pas quitté des yeux.
– On peut dire que tu as pas des ben
bonnes manières. Tu trouves pas ça, Émilie ? C’est cochon en maudit de
jeter le tabac sur le plancher. C’est vrai qu’en Abitibi les planchers sont en
terre battue.
Émilie était furieuse que Joachim la prenne à
témoin. D’autant plus furieuse qu’il avait dû lire son horreur devant les
gestes d’Ovila.
– Ovila va laver le plancher aussitôt que
tu vas partir, Joachim. C’est pas la peine qu’il fasse des grandes manières.
– Tu fais laver le plancher à ton
mari ? On aura tout vu ! Je voudrais ben que ma femme me demande de
laver un plancher. Ça irait mal.
Ovila leva un sourcil, heurté. Il retenait
désespérément son envie de tapocher Crête.
– C’est de valeur quand même, Crête, que
ta femme le fasse pas. Après tout, c’est toi qui connais ça, les chaudières
d’eau…
Joachim sourit à la boutade, question de
cacher qu’Ovila avait fait mouche. Il détestait encore profondément entendre
parler de cette histoire qui lui collait au visage comme une vilaine cicatrice.
– Je suis pas venu ici pour discuter de
votre ménage. Je voulais te dire, Émilie, que l’inspecteur nous a fait son
rapport. À l’entendre parler, tu fais la classe comme une débutante. Une
débutante qui aurait pas la vocation…
Émilie blêmit. Ovila rougit. Elle le regarda,
cherchant une réplique dans ses yeux. Depuis le départ de l’inspecteur, elle
avait attendu cet instant. Une alarme avait sonné dans ses artères vieillies
quand l’inspecteur lui avait parlé d’une tâche peut-être trop lourde pour une
femme seule. Elle inspira profondément et essaya de crâner.
– Est-ce que c’est pour me dire ça que tu
t’es déplacé, Joachim ?
– Je suis venu pour te dire que les
commissaires ont décidé de te trouver une remplaçante.
Joachim sourit de toutes ses dents, attendant
qu’Émilie le supplie de n’en rien faire avant de transmettre la seconde moitié
de son message. Il se portait toujours volontaire quand il s’agissait
d’annoncer les nouvelles à Émilie.
Émilie sentit une colère d’humiliation
l’envahir. Ovila cessa de fumer sa pipe et la déposa sur la table. Crête
admirait la scène, heureux de l’effet qu’il avait produit. Émilie se tordit les
mains pour garder son calme. Elle avait une terrible envie de gifler. Elle
avait bien assez d’être humiliée devant Joachim sans l’être devant Ovila. Ce
fut pourtant lui qui prit la parole.
– Je voudrais pas te faire de peine,
Crête, mais Émilie, de toute façon, aurait pas pu enseigner ici l’année
prochaine. La famille s’en vient en Abitibi. Avec moi. À c’t’heure que les
enfants sont pas mal instruits, Émilie, comme convenu, va pouvoir dé ménager . Pis, Crête ? Est-ce que ça t’en bouche
un coin ?
Émilie était affolée. Qu’est-ce qu’Ovila
venait d’inventer ? Depuis son arrivée, elle n’attendait qu’une
chose : l’annonce de son départ. Et voilà que, devant Joachim Crête, il
parlait de son départ à elle, de leur départ ! Incapable de le contredire,
elle adopta un mutisme qui l’emprisonnait dans sa révolte.
– C’est ben de valeur. Parce que je
voulais aussi te dire qu’on était prêt à t’offrir l’école du rang sud. C’est
une école moins difficile qu’ici.
– Moins difficile ! De qui est-ce
que tu te moques, Joachim Crête ? Tu sais comme moi que dans cette
école-là il y a même pas d’eau. La pompe est au bord du chemin. C’est une école
organisée comme il y a cinquante ans ! J’étais mieux installée dans ma
première école ! Même quand j’avais rien qu’un poêle !
– Qu’est-ce que ça change, Émilie ?
Tu t’en vas.
– Ça, c’est pas moi qui l’a dit.
Joachim comprit le jeu d’Ovila. Ainsi, il lui
avait menti. La belle occasion de retourner le fer dans la plaie.
– Tu dis rien, Ovila ? Me semblait
que ça avait l’air décidé, votre affaire.
Ovila se taisait, assommé par les propos
d’Émilie. Il pensait qu’elle n’aurait été que trop heureuse d’avoir une porte
de sortie. Il pensait que le fait qu’elle ne lui ait pas parlé de son départ
indiquait qu’elle acceptait son retour. Elle avait bien refusé qu’il l’approche
et il avait respecté sa volonté, croyant qu’elle avait de nouveau besoin d’être
apprivoisée.
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