Le cri de l'oie blanche
Jamais, jamais il ne la comprendrait. Il se leva de table et
sortit en claquant la porte, au grand plaisir de Crête. Les enfants, qui
s’étaient éloignés pour laisser les adultes discuter en paix, accoururent,
attirés par le bruit. Émilien avait l’air inquiet.
– C’est mon père qui vient de
sortir ?
– Oui. Il vient de se rappeler qu’il
avait promis à Ti-Ton pis à Héléna d’aller jouer aux cartes.
Crête éclata de rire. L’occasion était encore
plus belle qu’il ne l’avait cru. Elle était complètement à sa merci. Enfin…
– Ton père vient de partir parce que ta
mère a décidé qu’elle irait pas à Duparquet. Ça a l’air qu’il pensait le
contraire.
Émilien regarda sa mère d’un air
interrogateur. Émilie leva les bras, triste geste d’impuissance. Émilien hocha
la tête et sortit à son tour. Émilie courut derrière lui puis rebroussa chemin.
Elle attendrait leur retour pour clarifier les choses. Clément, Blanche et les
trois autres filles firent comme s’ils n’avaient rien vu, rien entendu, et
s’éloignèrent. Émilie se tourna pour faire face à Crête. Elle sentit ses mains
trembler.
– J’accepte, Joachim. J’vas prendre
l’école du rang sud. Mais compte sur moi pour demander aux commissaires
d’installer l’eau. C’est pas convenable qu’une école ait même pas de pompe
quand le village a un bel aqueduc.
– L’école du rang sud va rester comme
elle est. Si tu lèves un petit doigt, si tu te plains gros comme ça au curé
Grenier, je donne pas cher de ta peau, Émilie Bordeleau.
Elle savait qu’il disait vrai. Plus les années
passaient, plus Joachim Crête avait de l’influence. Il était partout. Chevalier
de Colomb, pompier volontaire, marguillier, conseiller municipal, commissaire.
Son moulin à scie faisait vivre une vingtaine de familles. Elle ne pouvait rien
contre lui. Rien. Personne non plus d’ailleurs. Il était franchement haï, mais
craint. Elle le détestait de tenir autant de personnes à la gorge. Comme il la
tenait, elle.
– Est-ce que tu veux que j’écrive une
lettre pour confirmer que j’vas prendre la classe ?
– Voyons donc, Émilie. Tu me fais pas
confiance ? J’vas leur dire que tu dis oui.
– Est-ce que c’est tout ce que tu
voulais ?
– Non. Je prendrais bien un bon café.
Maintenant, il fallait qu’elle le serve !
Elle mit l’eau à bouillir, faisant résonner le canard sur le poêle.
Crête s’en amusa. Elle fit le café et en versa une tasse pleine. Elle allait la
lui remettre lorsqu’elle aperçut la poupée de Rolande qui traînait sur le plancher,
juste à côté de la patte de la chaise de Joachim. Elle ne réfléchit que deux secondes,
s’approcha de lui rapidement, heurta du pied la poupée, perdit l’équilibre et
lui échappa la tasse sur la poitrine et les cuisses. Il se leva en hurlant. La
tasse éclata en mille morceaux.
– Reste pas là comme une statue !
Grouille-toi ! Va chercher de l’eau froide.
Émilie murmura des pardons tous plus
convaincants les uns que les autres, remplit un bol d’eau glacée pendant que
Joachim hurlait toujours, revint vers lui et l’inonda.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– Je peux quand même pas t’asperger comme
à l’église, goutte par goutte.
Elle se refusait à avoir peur, jouissant
pleinement de sa souffrance.
– J’vas enlever ta chemise pis te
graisser au beurre.
– Touche-moi plus !
Il n’avait pas fini sa phrase qu’elle lui
arrachait la chemise du dos , faisant joyeusement
sauter les boutons. Elle ne pouvait s’empêcher de penser que lui-même avait
bien essayé de la déboutonner. Elle ne porta nullement attention aux enfants
que les cris avaient ramenés dans la cuisine. Blanche accourut avec le beurrier
et Émilie y trempa les doigts pour prendre une généreuse jointée. Elle
en enduisit le torse de Joachim, sans essayer d’adoucir sa touche.
– Tu l’as fait exprès ! Ayoye ! Pèse pas si fort ! Tu vas m’écorcher vif.
– Ça m’a l’air d’être une ben mauvaise
brûlure, Joachim. À ta place, j’irais chez le docteur. Je vois des cloches.
Joachim serra les dents pour lui jurer, au
creux de l’oreille, qu’elle en entendrait aussi. Émilie ne se laissa pas
impressionner. Leur mésentente était connue ,
mais personne ne croirait qu’elle l’avait brûlé volontairement. Personne. Même
elle, maintenant, avait peine à le croire.
Aussitôt qu’il eut quitté
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