Le crime de l'hôtel Saint-Florentin
abandonner la pensée qu'on possède la vérité.
M. de Noblecourt surprendrait toujours Nicolas. Cet homme amène possédait une force, une autorité qui se manifestaient rarement et qui n'en étaient que plus saisissantes.
— Pour en revenir à votre victime, poursuivit Noblecourt, creusez ses origines, parole de procureur. Il y a des règles que vous connaissez pour la gent domestique et auxquelles il est fâcheux de contrevenir. Je résume : un domestique ne peut entrer en service sans déclarer son nom ou son surnom, son lieu de naissance et où il a servi. Il doit présenter le congé de son dernier maître sans rien dissimuler. Il ne peut le quitter sans son consentement et un certificat. Les domestiques de l'un et l'autre sexe non mariés ne peuvent avoir des chambres louées en particulier sans la permission écrite de leur maître. Il leur est défendu d'accueillir ou de prêter leur logis à des vagabonds ou à des gens suspects. La bonne police s'attache aussi à la routine des lois. Là où la règle habituelle, où le cours des choses, sont contournés, commence un terrain mouvant et incertain, où se dissimulent souvent d'étranges phénomènes. Le fait est rarement plein de sens, la lacune l'est parfois.
Un long silence s'établit. M. de Noblecourt soupira d'aise de sa formule. Son regard, perdu dans les zones d'ombre de sa chambre, paraissait en inventorier les détails.
— Ah ! reprit-il, que votre métier possède de mérites. Le premier est celui du divertissement. M. Tronchin, mon médecin, m'a confié un jour que, ne pouvant purger certains catarrhes, il les divertissait et les dévoyait à une autre partie moins dangereuse du corps… Mourir devrait nous apparaître un accident naturel et indifférent. Je suis un homme heureux, en dépit de tout. Magistrat au rancart, je vis vos enquêtes par procuration. Mourir est peu de chose, le plus difficile est de se détacher des affections et des objets qui vous entourent. Mon père me contait souvent les derniers jours du cardinal de Mazarin. Celui-ci trouva la force d'aller faire ses adieux à ses collections. Hélas, mes livres, mon cabinet, qui portera sur vous, le regard, le désir auxquels je vous ai accoutumés ?
— Oh ! dit Nicolas, je ne vous aime pas dans ces travers-là. Ils annoncent en général un mauvais accès.
— Ce n'est rien qu'une mélancolie d'automne, sourit le magistrat.
Mais pourrais-je n'obéir pas
Au destin de qui le compas
Marque à chacun son aventure…
Que c'est m'arracher à moi-même
Que de me séparer de vous 22
Mes amis, mes livres, mon cabinet de curiosités…
— Quelle mémoire de jeune homme ! applaudit Nicolas.
— Sachez, monsieur l'insolent, dit Noblecourt en s'étranglant de rire, que le faisant remarquer vous aggravez votre cas, votre seconde proposition va sans dire.
Rassuré sur l'état de son ami, Nicolas prit congé et remonta dans ses appartements. Mouchette le suivit ; un vieux carreau lui servait de couche auprès du lit du commissaire.
Mardi 4 octobre 1774
Nicolas s'éveilla bien avant que le jour ne commence à blanchir la tapisserie de sa chambre. La même histoire se répétait chaque matin quand Mouchette, repue de sommeil mais affamée et joueuse, sautait sur le lit de son maître pour le piétiner. Sa tête ronronnante achevait de tirer le dormeur de son inconscience, il fallait lui ouvrir la porte. Elle filait la queue dressée vers les délices disposés à son intention par Catherine, la première levée qui, dans un grand bruit de raclements, rallumait les feux de ses potagers.
Le commissaire n'avait pas renoncé à ses ablutions à grande eau dans la cour. Il y retrouvait l'enthousiasme de son jeune âge, le choc brutal qui restaurait les énergies. Il remontait ensuite se raser et se coiffer. Il portait le plus souvent des cheveux naturels noués d'un ruban, sauf en de solennelles occasions ou lorsqu'il devait se rendre à Versailles.
Ce matin-là, attiré par l'animation et la variété des spectacles offerts au promeneur, il décida de faire un grand tour sur les bords du fleuve. Il prépara mentalement son emploi du temps. Bourdeau devait l'informer du moment de l'ouverture du corps de la victime. Auparavant, il entendait rendre compte à M. Le Noir, aussi bien pour répondre au vœu exprimé par son chef que pour se prémunir du coup de caveçon que pourrait lui valoir l'irritation devant une mission qui tenait à la seule volonté du ministre.
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