Le Crime De Paragon Walk
train de parler à George, et Jessamyn fut obligée de l’attendre. Charlotte surprit une lueur d’irritation dans ses yeux. Arrivé séparément, Fulbert avait emmené pour l’occasion les demoiselles Horbury, vêtues à l’ancienne avec force falbalas. Il leur fallut un certain temps pour s’installer à leur aise.
George et Emily venaient aussitôt après; Charlotte se trouva entraînée dans le mouvement alors qu’elle n’était pas encore prête à partir. Elle jeta un coup d’œil sur Emily. Croisant son regard, sa sœur lui sourit avec lassitude. Charlotte fut heureuse de constater qu’elle avait glissé sa main dans celle de George et qu’il la tenait d’un air protecteur.
Comme elle s’y attendait, le buffet funéraire fut monumental. Rien d’ostentatoire — on ne mettait pas l’accent sur une mort survenue dans des conditions aussi déplorables —, mais l’immense table contenait de quoi nourrir la moitié de la haute société, et Charlotte calcula rapidement que les hommes, femmes et enfants de sa rue auraient pu en vivre un mois entier, en faisant attention.
L’assistance se divisa en groupes parmi les chuchotements ; personne ne voulait commencer le premier.
— Pourquoi faut-il toujours manger après un enterrement ? demanda Charlotte, fronçant inconsciemment les sourcils. Moi, j’ai tout sauf faim.
— Question de convention, répondit George en la regardant.
C’était lui qui avait les plus beaux yeux de l’assemblée.
— C’est la seule forme d’hospitalité que tout le monde comprend. Et que voulez-vous qu’on fasse d’autre? On ne peut pas rester plantés là, et on ne va pas danser non plus !
Charlotte réprima une envie de rire. C’était aussi guindé et ridicule qu’une vieille danse d’antan.
Elle jeta un regard sur la pièce. Il avait raison : tout le monde paraissait mal à l’aise, et le fait de manger détendait l’atmosphère. Il était vulgaire de manifester son émotion en public, du moins pour les hommes. Les femmes étaient censées être fragiles, même si les larmes leur valaient un froncement de sourcils : c’était gênant et personne ne savait vraiment comment réagir en pareille circonstance. Mais on pouvait toujours s’évanouir; c’était tout à fait acceptable et offrait l’excuse idéale pour se retirer. Manger était une occupation qui comblait l’hiatus entre les démonstrations de chagrin et le moment où l’on pouvait décemment prendre congé, laissant la mort derrière soi.
Emily tendit la main pour réclamer l’attention de Charlotte. Se retournant, elle se trouva face à une femme vêtue d’une luxueuse robe noire, flanquée d’un homme massif et trapu.
— Puis-je vous présenter ma sœur, Mrs. Pitt ? Lord et Lady Dilbridge.
Charlotte prononça les habituelles formules de politesse.
— Quelle lamentable affaire, dit Grâce Dilbridge avec un soupir. Et quel choc ! Qui aurait cru ça de la part des Nash?
— On s’attend rarement à ce genre de choses, repartit Charlotte, sauf de la part des êtres les plus misérables et les plus désespérés.
Elle songeait aux taudis des quartiers pauvres dont Pitt lui avait parlé, mais même lui n’avait pas décrit l’horreur dans toute son ampleur. Elle l’avait devinée autant à sa mine sombre et à ses longs silences qu’à travers ses récits proprement dits.
— Pauvre Fanny, je l’ai toujours crue si innocente, observa Frederick Dilbridge comme pour lui répondre. Et pauvre Jessamyn. Ça va être très dur pour elle.
— Et pour Algernon, ajouta Grâce, coulant un regard oblique en direction d’Algernon Bumon qui venait de se détourner d’une tourte pour prendre un autre verre de porto des mains du valet. Pauvre garçon ! Dieu merci, il n’avait pas eu le temps de l’épouser.
Charlotte ne voyait pas vraiment le rapport.
— Il doit avoir beaucoup de peine, dit-elle lentement. Je n’imagine pas pire façon de perdre sa fiancée.
— C’est mieux qu’une épouse, persista Grâce.
Au moins, maintenant il est libre — après un délai honorable, bien sûr — de se trouver quelqu’un de plus convenable.
— Et les Nash n’ont pas d’autre fille, dit Frederick, prenant lui aussi un verre sur le plateau du valet qui s’attardait devant eux. Dieu soit loué!
— Dieu soit loué?
Charlotte n’en croyait pas ses oreilles.
— Mais oui, voyons !
Grâce la considéra
Weitere Kostenlose Bücher