Le Crime De Paragon Walk

illuminait les
traits de Miss Laetitia ; elle croisa momentanément le regard de Charlotte
avant de s’éloigner à son tour.
    — Chère Mrs. Pitt, dit Afton soigneusement, comme s’il
s’adressait à quelqu’un qui maîtrisait mal la langue ou qui était frappé de
surdité. Vous n’y connaissez rien ni en politique ni en économie. On ne change
pas la société du jour au lendemain.
    Phœbe se joignit à eux, mais il l’ignora complètement.
    — Les pauvres sont pauvres, poursuivit-il, précisément
parce qu’ils n’ont pas les moyens ou la volonté d’être autre chose. On ne va
pas déshabiller les riches pour les nourrir. Ce serait insensé… autant arroser
le sable dans le désert ! Car ils sont légion. Ce que vous suggérez là est
totalement irréaliste.
    Et il esquissa un sourire condescendant pour sa naïveté.
    Charlotte fulminait. Elle dut faire appel à tout son
sang-froid pour masquer son expression en affectant une saine curiosité.
    — Mais si les riches et les puissants sont incapables
de changer les choses, s’enquit-elle, à qui l’Église prêche-t-elle alors, et
dans quel but ?
    — Je vous demande pardon ?
    Il n’en croyait pas ses oreilles.
    Charlotte répéta sa question sans oser regarder Phœbe ou
Miss Lucinda.
    Avant qu’Afton ne trouve ses mots pour répondre à une remarque
aussi grotesque, une autre voix se fit entendre, une voix douce avec une
délicate pointe d’accent.
    — Dans le but de nous montrer qu’il est bon pour notre
âme de savoir donner un peu pour mieux profiter de ce que nous avons et
continuer à dormir sur nos deux oreilles, car au moins nous aurons essayé, nous
aurons apporté notre contribution ! Mais jamais, ma chère, dans l’espoir d’un
réel changement !
    Charlotte sentit son visage s’enflammer. Elle ne s’était pas
rendu compte que Paul Alaric était aussi près ni qu’il l’avait entendue tenir
tête à Afton et à Miss Lucinda.
    — Quel cynisme, monsieur Alaric ! souffla-t-elle
sans le regarder. D’après vous, nous serions tous des hypocrites ?
    — Nous ? fit-il en haussant légèrement le ton. Allez-vous
à l’église, Mrs. Pitt, et cela vous fait-il du bien ?
    Charlotte se retrouvait face à un dilemme. Bien sûr qu’elle
n’y allait pas. Les sermons, les rares fois où elle y mettait les pieds, la
faisaient bouillir de colère et lui donnaient envie de protester. Mais elle
pouvait difficilement le dire devant Afton Nash en espérant qu’il comprendrait.
Et elle ferait de la peine à Phœbe. Maudit soit Alaric pour l’avoir acculée à l’hypocrisie !
    — Naturellement, mentit-elle en guettant la réaction de
Phœbe.
    Elle fut immédiatement récompensée : le visage de Phœbe
se rasséréna. Charlotte n’avait rien de commun avec elle ; pourtant, chaque
fois qu’elle repensait à sa figure pâle et ordinaire, son cœur se serrait de
pitié. Peut-être parce qu’elle songeait à tout le mal que pouvait causer la
langue acérée, impitoyable, d’Afton.
    Se retournant vers Alaric, elle fut à nouveau frappée par
son regard pétillant d’humour : il avait parfaitement saisi le comment et
le pourquoi de sa réponse. Savait-il qu’elle n’appartenait pas à la classe des
nantis, qu’elle était mariée à un policier et arrivait tout juste à joindre les
deux bouts, que sa belle robe était un cadeau d’Emily ? Et que tout ce
débat sur le fait de donner aux pauvres était purement rhétorique, en ce qui la
concernait ?
    Elle ne lui vit qu’un sourire charmeur.
    — Si vous voulez bien m’excuser, fit Afton d’un ton
compassé.
    Il traîna presque Phœbe derrière lui, et elle le suivit, les
jambes en coton.
    — Voilà un généreux mensonge, dit Alaric avec douceur.
    Charlotte ne l’écoutait pas. Elle pensait à Phœbe, à la
façon douloureuse, presque distante, dont elle marchait, tassée comme pour
éviter tout contact avec Afton. Etaient-ce simplement les années de souffrance,
un repli instinctif, comme une main brûlée se retire de la flamme ? Ou
avait-elle découvert quelque chose, même intuitivement pour l’instant ? Le
souvenir d’un changement chez Afton, un mensonge qui lui serait revenu en
mémoire, peut-être une scène entre Fanny et lui… non, cette idée était trop
obscène ! Cependant, ce n’était pas impossible. Dans le noir, il n’aurait
pas su qui c’était : juste une femme à soumettre. Or il aimait à faire
souffrir ; cela, elle le savait